On devrait même se lever à 5 heures du matin pour en faire plus, « miracle morning » oblige. C’est un mantra qui nous a nourris comme le lait de notre biberon : être (très) occupé, c’est être (très) important. L’injonction est devenue norme sociale.
Mais cette course effrénée nous fait ressembler à un hamster dans sa roue qui a pris l’autoroute vers le burn-out. Un hamster avec des œillères, tellement conditionné qu’il ne voit plus que la productivité épuise notre planète, détruit nos liens aux autres et consume notre vie. Pour tordre le cou à la dictature de la productivité, Laetitia Vitaud, agrégée d’anglais et diplômée de HEC, entrepreneure spécialiste du futur du travail et plume de ViveS, a écrit l’essai « En finir avec la productivité – Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail » qui sort le 13 avril 2022 aux éditions Payot.
Féministe ? Oui, car elle explique que la productivité est un dogme économique qui ne prend pas en compte le travail gratuit des femmes (soin, ménage, éducation des enfants) et est à l’origine de la dévalorisation, notamment financière, des métiers féminisés (soignantes, profs, caissières, auxiliaires de vie). Ce qui a déclenché l’écriture de ce livre, dit-elle, « c’est ce sentiment d’injustice que je ressentais en voyant les femmes s’activer autant mais sans faire partie de l’économie ou si peu. En plus on leur fait croire qu’elles sont nulles ! » Laetitia Vitaud y explique pourquoi la productivité est une notion « masculiniste » toxique, pour les femmes surtout mais pour les hommes aussi. Bonjour les dégâts !
Son conseil : savoir dire non à la productivité pour dire oui… à tout autre chose.
“ Derrière tout homme qui réussit, il y a des femmes qui triment ”
Dans son livre, Laetitia Vitaud remonte aux origines de la productivité et à son inventeur, l’économiste Adam Smith, un écossais contemporain de la première révolution industrielle. Avec ce concept, il crée l’un des dogmes inébranlables de l’économie classique. La productivité, c’est produire plus avec le même capital dans le même temps. Ce qui la rend possible, c’est que chacun se spécialise sur une tâche. Problème, pointe l’autrice, cela « rend le travail plus ennuyeux et répétitif » et « fait perdre aux travailleurs leur savoir-faire artisanal ». Autrement dit, le sens de ce qu’ils font. Mais pour Smith, la richesse est à ce prix. On ne va pas mégoter.
A partir de là, le culte de la productivité comme levier de richesse nationale est en place. Mais il y a un « angle mort terrifiant » qu’Adam Smith n’a pas vu et que Laetitia Vitaud révèle. Produire, c’est utiliser sa force de travail, qui n’est opérationnelle que si elle est entretenue et renouvelée. Avec malice, elle remarque que « pendant qu’il écrivait ses livres, quelqu’un lui préparait des bons petits plats, lui lavait ses vêtements et le soignait quand il avait un rhume… sans rémunération », faisant allusion à Adam Smith mère, Margaret Douglas. Et de citer la réflexion de Katrine Marçal dans un livre intitulé Le dîner d’Adam Smith : « Le péché originel de l’économie naît ici, chez ce vieux garçon qui n’a pas compris que derrière tout homme qui réussit il y a des femmes qui triment. »
L’analyste féministe jette donc un premier pavé dans la mare en formulant que « la productivité en tant que concept entretient une division sexuée du travail et la dévalorisation de l’apport des femmes à notre économie. » C’est de là que vient notre monde divisé entre les hommes qui « produisent » la valeur économique, en tirent un salaire et tout le mérite, tandis que les femmes restent à la maison pour « reproduire » gratis la force de travail des mâles dans le brouillard de l’invisibilité. Par suite, les métiers dits féminins seront dévalorisés et démonétisés car considérés comme « reproductifs », donc improductifs.
“ Tel Atlas, les femmes portent la productivité de tous sur leurs épaules sans en recevoir les fruits ”
De quoi a-t-on l’air ? D’Atlas, conclut l’autrice : « comme le titan de la mythologie grecque condamné à porter le monde pour l’éternité sur ses épaules, les femmes portent la productivité de tous sur leurs épaules sans en recevoir les fruits ». Pas trop douloureux, ça va ?
Sans les femmes et le travail reproductif qu’elles assurent, il n’y aurait pourtant pas de productivité du tout. La pandémie l’a montré : comment être productif en télétravail quand il faut faire l’école aux enfants ? Les femmes ont assumé cette tâche davantage que les hommes, si bien que les confinements successifs les ont pénalisées professionnellement. Elles ont perdu, à l’échelle mondiale, 800 milliards de dollars de revenus en 2020. La même logique s’applique dans le cas de la « pénalité maternelle », chiffres effarants à l’appui cités par Laetitia Vitaud : « 10 ans après la naissance d’un enfant, les mères perdent 20 % de leurs revenus dans un pays égalitaire comme le Danemark, 40 % au Royaume-Uni et aux Etats-Unis et 62 % en Allemagne. La pénalité française se trouve quelque part entre 30 et 40 % ».
Aliénante pour les femmes, la productivité est aussi toxique pour les hommes. L’industrie, lieu de la productivité par définition, était encore occupée à plus de 71 % par des hommes en 2020. Les ravages qu’elle y occasionne ont été montrés avec humour par Charlie Chaplin dès 1936 dans le film Les Temps Modernes, où on le voit en ouvrier, transformé en quasi robot, devoir suivre une cadence de travail si folle qu’il est avalé par la chaîne de production. Rien n’a changé, d’après le témoignage de l’écrivain-ouvrier Joseph Ponthus dans A la ligne – Feuillets d’usine publié en 2019. Il raconte l’épreuve du travail à l’usine : « Quand on est sur un nouveau poste on essaie de trouver le bon geste pour travailler. Parce que si on pense trop au geste on devient pas efficace et là on coule. La chaîne ne s’arrête jamais et on panique. »
Le poison de la productivité s’attaque aussi à la planète. Plus la productivité augmente, plus nous détruisons l’environnement. Voilà pourquoi nous n’arrivons pas à freiner la pollution liée à la production, car « l’idée qu’il existe un choix entre l’économie et l’environnement reste bien ancrée » et nous tétanise, diagnostique l’autrice.
La productivité apparaît donc comme un principe délétère qui nous emmène droit dans le mur. Pour ne pas se le prendre, l’autrice nous propose de chausser des lunettes écoféministes. En recouvrant la vision, celle d’un autre monde possible, on pourrait peut-être éviter le choc.
“ La productivité doit devenir écoféministe et valoriser nos activités visant à nous maintenir dans de bonnes conditions sur Terre ”
Pour Laetitia Vitaud, la productivité doit devenir écoféministe et valoriser « l’ensemble de nos activités visant à nous maintenir dans de bonnes conditions sur Terre. » Elle recommande d’accorder plus de points de PIB aux services qui feront « la part belle à l’effet multiplicateur de la relation, au renforcement du lien social et à la lutte contre toutes les formes d’inégalités – de genre, climatiques et sociales. » Parmi les solutions à découvrir dans son livre, il y a trois principes de vie.
Valoriser le lien social dans l’économie. L’effet multiplicateur, c’est lorsque la qualité d’une relation au cœur d’un service démultiplie le résultat. Laetitia Vitaud cite l’exemple d’un médecin qui vous écoute avec tant d’attention et d’empathie qu’il vous fait vous sentir mieux avant même d’avoir pris un traitement. Ou bien évoque l’enseignant si inspirant qu’il motive et crée des vocations. On s’en souvient toute sa vie.
Sur ce principe, l’ancien infirmier Jos de Blok a créé l’entreprise « Buurtzorg » (« soins de proximité » en néerlandais). Constatant que les méthodes tayloristes et la politique du chiffre sont contre-productives appliquées au travail des soignants, il a choisi de faire confiance à ses équipes et de les laisser autonomes dans la gestion du temps et la construction de la relation avec les personnes soignées. A l’arrivée, les soins gagnent en qualité, les patients sont satisfaits et le système est plus productif car motivé par le sens.
S’impliquer tous dans l’entretien de l’existant et le travail reproductif, celui qui prend soin de notre écosystème, des plus jeunes, des plus âgés et de la planète, réchauffement climatique et vieillissement de la population obligent.
Suivre la voie des économistes femmes hétérodoxes qui remettent en question les idées reçues sur la « valeur » et l’héritage genré de la productivité. Laetitia Vitaud cite Mariana Mazzucato, Kate Raworth, Esther Duflo, Carlota Perez et Stéphanie Kelton. Sans oublier Elinor Ostrom, la théoricienne des « biens communs », qui fut la première femme à recevoir le Prix Nobel d’économie en 2009.
C’est donc une enquête de sens que nous apporte cet essai avec des clés qui nous ouvrent les portes d’une vie meilleure au présent et au futur. Vous aussi, vous avez envie d’en finir avec la productivité ?
Illustration : un grand merci à Wood et l’agence Virginie