Je me suis nommée pendant des années docteure en sociologie, alors que je faisais un néologisme totalement évitable. Saviez-vous que dès le 15ème siècle, l’Évangile des Quenouilles (un recueil de contes médiévaux) évoque le mot doctoresse, soit une femme qui enseigne la doctrine, une femme lettrée. Alors, dorénavant, j’ai décidé que je dirai : doctoresse en sociologie ! |
On l’apprend à l’école : “Le masculin l’emporte sur le féminin”
La masculinisation des noms de métier fait débat depuis qu’elle a été promue. Avant le 17ème siècle, les métiers et fonctions occupés par des femmes étaient nommés au féminin, de même que ceux occupés par des hommes étaient nommés au masculin. Très simplement. C’est à l’époque de la création de l’Académie Française que des grammairiens commencent à condamner l’usage des noms de métiers féminins, notamment ceux désignant des activités prestigieuses. Ils théorisent la règle du masculin qui l’emporte, en répercutant dans la langue une réflexion sur la place des femmes et des hommes dans la société, en particulier dans les espaces de pouvoir. Il sera ainsi dit dans le livre La grammaire générale ou exposition raisonnée des éléments nécessaires du langage, pour servir de fondement à l’étude de toutes les langues du grammairien Nicolas Beauzée publié en 1767 : « Le masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».
Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature de la Renaissance, explique dans son livre Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, les raisons et les modalités de cette invisibilisation du féminin dans notre langue. « La masculinisation du français est une vieille entreprise, qui a ses lettres de noblesse et qui a été soutenue par tous les pouvoirs en place. Initiée sur le tas par les premiers universitaires, elle a été théorisée au XVIIe siècle par l’Académie française, l’institution fondée en 1635 par Richelieu, officiellement chargée de ‘‘rendre la langue française capable de tout exprimer clairement’’ (comme si les générations précédentes avaient vécu dans la confusion), elle s’est surtout occupée d’en chasser les régionalismes, les termes qu’elle jugeait vieillots, les noms féminins désignant des activités qu’elle estimait propres aux hommes, mais aussi les accords traditionnels comme l’accord de proximité́ ou l’accord de choix. » Heureusement, de nos jours, des chercheuses et chercheurs (comme l’historienne Eliane Viennot, voir plus bas notre encadré) remettent en avant les ressources de notre langue, en expliquent les évolutions de manière claire et accessible, et encouragent vivement à utiliser les bons mots : professeuse, poétesse, préfète, etc. |
Le genre des noms de métiers est une affaire politique
Toutefois, ce sujet de la féminisation des noms de métiers n’est pas qu’une simple question de mots, c’est un sujet éminemment politique qui est régulièrement débattu depuis quarante ans.
Ainsi, en mars 1986, une circulaire relative à la féminisation des noms de métiers, fonctions, grades et titres vient ratifier le travail de la commission de terminologie afférente, créée par la Ministre des Droits de la Femme Yvette Roudy et présidée par la journaliste Benoite Groult.
En mars 1998, Lionel Jospin, alors Premier ministre, impulse une nouvelle circulaire invitant les administrations à féminiser les noms de métier, titres, grades et fonctions. L’année suivante, il préface un guide intitulé « Femme, j’écris ton nom », rédigé par l’Institut national de la langue française sous la direction du linguiste Bernard Cerquiglini. Lionel Jospin écrit dans l’introduction les propos suivants : « Qu’une femme exerçant les fonctions de directeur d’école porte depuis plus d’un siècle le titre de directrice alors que la femme directrice d’administration centrale était encore, il y a un an, appelée « madame le directeur » atteste, s’il en était besoin, que la question de la féminisation des titres est symbolique et non linguistique ». Il invite également à la rigueur dans la rédaction des textes législatifs et réglementaires. Près de vingt ans plus tard, en 2015, le Haut conseil pour l’égalité publie Le Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe avec pour intention de présenter les bases d’un langage et d’une communication égalitaires.
En novembre 2017, 314 membres du corps professoral de tous niveaux, tous publics, enseignant la langue française ou ayant à corriger des copies ou autres textes rédigés dans cette langue, signent sur Slate un manifeste : « Nous n’enseignerons plus que le masculin l’emporte sur le féminin ».
L’Académie française viendra clôturer, d’une certaine manière, les discordes en décidant en 2019 d’adopter la féminisation des noms de métiers, de fonctions, de titres et de grades, estimant qu’il n’existait aucun obstacle à cela. Toutefois, les membres de l’Académie Française ne légifèrent pas sur le sujet, mais acceptent l’usage. À titre de comparaison, au Québec, l’Office de la langue française avait recommandé dès 1979 l’utilisation des formes féminines des appellations d’emploi « dans tous les cas possibles »… soit 40 ans plus tôt ! |
Les mots rendent réels ou... invisibles
Or, il est possible d’édicter des textes, de diffuser des préconisations, mais encore faut-il que cela s’infuse dans tous les espaces de la société et dans la langue courante utilisée par chaque citoyenne et citoyen.
La langue a un impact dans la construction de nos imaginaires. Invisibiliser le féminin dans le langage a des conséquences sur la société et l’accès aux femmes à l’égalité. Dans mon échange vec Eliane Viennot, celle-ci m’a cité l’exemple actuel du mouvement des agriculteurs. Les médias nomment-ils les agricultrices dans leurs reportages ? Donnent-ils la parole aux agricultrices ? Non, les luttes des agriculteurs semblent être des luttes d’hommes, or c’est uniquement une question de représentations, alors que 25% des chefs d’exploitations sont des femmes. Pour faire évoluer les imaginaires et surtout montrer la réalité, il y a un besoin de nommer avec justesse.
C’est ce que souligne Eliane Viennot : « Quand on parle d’une population mixte, il faut utiliser les deux mots, pour comprendre qu’il y a des hommes et des femmes, sinon on se représente uniquement des hommes ». Car oui, nous avons bien appris à l’école la règle du masculin qui l’emporte sur le féminin. La primauté du masculin induit une hiérarchie entre le féminin et le masculin et rend invisible la partie non nommée. L’inverse aurait d’ailleurs les mêmes effets.
Des travaux de psycholinguistes ont démontré que nommer uniquement le masculin déclenche un biais favorisant les hommes dans l’interprétation. Quand on parle, par exemple, d’un groupe d’électeurs, celui-ci peut contenir à la fois des femmes et des hommes, mais dans les représentations mentales, il n’est perçu majoritairement que des hommes. Il est ainsi important de dire qu’il s’agit d’un groupe d’électeurs et d’électrices pour donner à voir l’entièreté des membres du groupe. Chrystel Breysse, doctoresse en sciences du langage, spécialisée dans l’analyse du genre et dans les politiques publiques d’égalité femmes-hommes, considère que le langage contribue à la création de stéréotypes et à la construction d’une identité sexuée. Si les noms de métiers au féminin (qui existent dans la langue) ne sont pas véhiculés, alors les filles et les femmes rencontreront des difficultés à se projeter dans ces métiers. Finalement, ne pas nommer c’est refuser de donner une place. |
À nous de choisir les mots !
Le réveil est en cours de ce langage égalitaire qui a été oublié, mais qui est bien présent dans la langue française. Les actions sont finalement assez simples à entreprendre, principalement dans nos usages quotidiens :
- Utilisons simplement les termes féminins pour désigner les métiers, titres, grades et fonctions des femmes. Exemple : une directrice, une colonelle.
- Exprimons le masculin et le féminin quand nous parlons d’une population mixte. Exemple : Les participantes et les participants.
- Pour abréger ce doublet à l’écrit, il est recommandé d’utiliser un seul point (appelé point médian) ou un tiret : Les participant-es.
Bien évidemment, pour que les représentations évoluent drastiquement, il serait nécessaire de changer certains apprentissages scolaires liés à la langue.
De plus en plus de personnes s’emparent de ce sujet, et nous pouvons chacune et chacun contribuer à insuffler une autre vision en nommant correctement ce que nous vivons, pour que les adultes de demain n’effacent plus les femmes ni dans le langage, ni dans le monde qu’il désigne.
Illustration : un grand merci à Jon Krause