Il est plus facile de parler sexe que salaire
Combien gagnent vos collègues, vos amis ou vos voisins ? Dans notre environnement culturel français, il est relativement plus facile de parler sexe que salaire ! Cela étonne les Américains ou les Chinois pour qui il est assez naturel de poser la question «Combien gagnes-tu ?». La transparence des employeurs sur les rémunérations est en discussion aux États-Unis depuis quelques années déjà. Pour améliorer l’équité salariale dans les entreprises, plusieurs États ont adopté des lois. À New York, les entreprises de plus de 4 employés doivent indiquer une fourchette de rémunération sur leurs offres d’emploi. C’est le cas également en Californie pour les entreprises de plus de 15 salariés.
En Europe aussi, le sujet avance ! En avril 2023, une nouvelle directive européenne sur la transparence des salaires a été adoptée. Toutes les entreprises de l’Union européenne sont «tenues de partager des informations concernant les salaires, et de prendre des mesures en cas d’écart de rémunération entre les femmes et les hommes supérieur à 5%». Et en mars, un arrêt de la Cour de cassation en France a inversé la charge de la preuve en matière de discrimination salariale : une salariée qui dénonçait une inégalité salariale subie dans son entreprise a obtenu que celle-ci communique les bulletins de paie de ses collègues masculins ayant occupé le même poste. Une jurisprudence inédite : c’est désormais l’entreprise qui doit prouver qu’elle n’a pas discriminé (et non le salarié qui doit prouver qu’il a été victime de discrimination).
Comment la transparence des salaires peut-elle être un levier pour réduire les inégalités salariales ? Y a-t-il des limites à cet effet de levier ?
Si je sais, je compare... et j'ai de quoi négocier !
Lors des entretiens d’embauche, demander le salaire actuel d’un candidat et/ou ses «prétentions salariales» peut a priori sembler inoffensif. Mais il n’en est rien à cause du biais d’ancrage (expliqué ici dans ViveS) : c’est cette tendance naturelle que nous avons à utiliser la première information reçue comme point de référence pour la négociation. Le salaire actuel servira alors de base à la négociation, de même que des prétentions salariales trop modestes. Par conséquent, les personnes moins bien payées ont tendance à traîner la faiblesse de leur rémunération pendant toute leur carrière !
La transparence des salaires permet de “lever l’ancre” dans les négociations. Lorsque les salaires sont transparents, les employés peuvent comparer leurs salaires à ceux de leurs collègues (du même sexe ou pas) occupant des postes similaires. Cela peut révéler des inégalités flagrantes. Pour peu qu’elles se soient fixé des objectifs en la matière, les entreprises pourront alors être amenées à les corriger. C’est ce qu’ont réussi des sociétés comme Alan ou Lucca, un éditeur de logiciels RH qui a fait de la transparence des salaires un argument de marque employeur auprès des candidats. Chaque salarié («Luccasien») peut connaître les détails concernant la paie de tous ses collègues (y compris ses supérieurs hiérarchiques).
À l’image de Lucca, les start-ups qui pratiquent la transparence salariale suivent les inégalités comme le lait sur le feu et s’imposent généralement aussi l’objectif d’éliminer entièrement les écarts à travail égal. Elles sont également perçues par les salariés et le public comme plus égalitaires.
La transparence oblige à penser collectif
Qui dit culture du secret, dit “chacun pour soi”. En revanche, la transparence salariale crée une pression sociale et publique pour que les entreprises aient une politique salariale jugée équitable, de manière collective. Il s’agit d’avoir tous le même niveau d’information sur les écarts de rémunération existants. Impossible de nier la réalité des salaires et de l’écart femmes-hommes quand ceux-ci ne peuvent plus être cachés.
Sans aller comme Lucca jusqu’à divulguer l’ensemble des salaires de manière publique, la société Shine (qui propose un compte pro en ligne pour les indépendants) a mis l’équité au centre de sa politique salariale avec une grille de salaire transparente. Cette grille s’articule autour de critères partagés et acceptés par tous : le métier, les personnes à charge dans le foyer et l’ancienneté dans la vie active.
Parler ouvertement de salaires, cela redonne au principe de la négociation collective toutes ses lettres de noblesse. Affaibli par le déclin des syndicats et la multiplication des travailleurs précaires et des prestataires, ce dernier a perdu du terrain. En entretenant l’opacité (le tabou de l’argent), on individualise systématiquement la négociation salariale. Or historiquement, la négociation collective est toujours plus favorable aux salariés.
Mais la transparence ne résout pas tout
Si la transparence des salaires permet de réduire (à défaut d’éliminer) les écarts “à travail égal”, elle ne remet pas en question ce qui explique pourtant l’essentiel des inégalités salariales entre les hommes et les femmes :
· le travail gratuit (corvées domestiques, parentalité, aidance)
· les formes précaires d’emploi (CDD, temps partiel)
· la moindre valorisation des métiers féminins (infirmières, auxiliaires, enseignantes).
Prenez par exemple l’Éducation nationale (et la fonction publique en général) : les grilles de salaires y sont totalement transparentes, les «points d’indice» et les «échelons» connus de tous. Il y a donc peu de marge de manoeuvre pour la négociation et peu de place pour la discrimination sexiste. Et pourtant, les inégalités salariales entre les femmes et les hommes enseignants s’élèvent à environ 10%. Car à l’Éducation nationale comme dans le reste du monde du travail, les femmes sont plus nombreuses à occuper des postes à temps partiel (78% des emplois à temps partiels sont occupés par des femmes) et à être contractuelles et précaires (66% des non titulaires sont des femmes). De plus, elles sont plus nombreuses à enseigner auprès des enfants les plus jeunes. Or l’enseignement au primaire est moins valorisé qu’au secondaire et supérieur. La chose a beau être transparente, elle n’en est pas moins curieuse : pourquoi les cours donnés aux enfants, dont l’influence sur la formation et le destin des individus est si déterminante, sont-ils moins payés ?
Faire la transparence sur un phénomène est une étape bénéfique mais elle ne doit pas occulter les mécanismes à l’origine des inégalités. Les femmes s’occupent davantage des enfants, des malades et des personnes âgées. Quand elles le font gratuitement, il leur est plus difficile d’occuper des emplois rémunérés à temps plein. Quand elles le font de manière professionnelle (en tant que puéricultrices, enseignantes, infirmières ou auxiliaires), elles occupent les métiers les moins rémunérés de notre société. Pour transparentes qu’elles soient, ces inégalités-là sont insuffisamment remises en question aujourd’hui.
En somme, la transparence salariale est un instrument utile dans la lutte contre les inégalités de rémunération, en particulier entre les sexes. Elle expose les disparités flagrantes qui existent souvent au sein des organisations, mettant ainsi la pression sur ces dernières pour instaurer des politiques salariales plus équitables. Mais à elle seule, la transparence ne peut résoudre tous les problèmes d’inégalités salariales. Si elle peut contribuer à éliminer les écarts «à travail égal», elle ne remet guère en question les facteurs plus profonds qui sous-tendent ces inégalités.
Illustration: un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages