❞J’ai 36 ans, je suis issue d’une famille ouvrière, d’immigrés portugais, je représente la première génération née en France. Je suis photographe de métier. Au tout début de ma vie professionnelle, j’étais intermittente du spectacle, mais la photo, ce n’est pas un métier très rémunérateur. Alors j’ai développé d’autres activités, un magasin de vente de produits design, un salon de beauté, mais surtout je me suis lancée dans la rénovation immobilière… quand on vient d’une famille qui travaille dans le bâtiment, c’est assez naturel ! Là, j’ai bien gagné ma vie, et à 30 ans j’ai eu envie de commencer à investir. J’ai trois garçons et il en va de mon devoir d’éducation de leur montrer qu’il n’y a pas que leur père pour rapporter de l’argent dans le foyer.
Des rencontres qui font réfléchir jusqu’à celle qui fait basculer
Au début, j’ai été accompagnée par ma banque, dirigée d’ailleurs par une femme. J’avais aussi dans mon entourage des gens plus âgés qui avaient déjà investi et qui m’ont conseillée. J’ai commencé par investir dans des start-up avec mon mari, qui avait du patrimoine. Notre idée était d’accompagner des entrepreneurs avec des projets à impact positif pour la société, mais qui n’avaient pas accès aux financements.
Et puis il y a eu les rencontres. Comme celle d’Eve Simonet, la fondatrice d’on.suzane. Je l’avais rencontrée dans une autre vie, nous étions dans la même entreprise. Elle m’a parlé de son projet de plateforme de streaming avec des contenus engagés, féministes, et de sa difficulté à lever des fonds. Je lui ai dit : « Je vais t’accompagner ». Quand on est une femme de ma génération, on s’intéresse forcément à ces sujets. L’égalité, l’inclusivité, ça me parle ! Il y a beaucoup de mères célibataires autour de moi, et de femmes victimes de violences conjugales. C’est important de s’engager pas seulement d’un point de vue citoyen mais d’un point de vue économique aussi. J’ai investi dès la création de la société en 2022.
On.suzane, c’est à la fois une société de production et une plateforme de diffusion. C’est un très bon moyen d’avoir de l’influence : tout le monde regarde des films. Il y a un effet vertueux.
On.suzane a présenté son 7e film, PMA pour toustes, le 18 juin dernier. Elle s’est attaquée à des sujets tabous : le rapport au corps, les règles, le post-partum, l’arrivée d’un enfant dans le couple avec Big-Bang Baby, une série documentaire en 4 volets. Il y a en ce moment en cours de tournage un film sur les violences faites aux enfants. Et en projet un film sur « le féminisme expliqué à mon ex ». La société n’est pas encore bénéficiaire mais ça ne saurait tarder. Elle a noué des partenariats importants avec des marques, qui renouvellent leur soutien car elles sont satisfaites des films produits et de leur audience. C’est assez malin : le prix de la production est récupéré grâce aux partenariats. En revanche, on.suzane ne reçoit aucune aide publique.
Des investisseurs frileux devant des causes qu’ils ne comprennent pas
Eve a énormément pitché pour essayer de lever des fonds. Elle a plutôt de bons chiffres mais les thématiques qu’elles portent sont vues comme « de gauche » par le patriarcat. Quand elle présente sa société, les investisseurs se disent « ça y est, ce sont les chiennes de garde qui déboulent ». On a aidé Eve à corriger son pitch, on a approché de grandes entreprises, des fonds, des business angels. Elle a beau rentrer de l’argent, ils lui répondent tous « c’est peut-être un peu tôt » ! Alors que d’autres start-up brûlent du cash à toute vitesse et ne rentrent pas un centime…
Heureusement, on va très bientôt accueillir au capital un deuxième investisseur, venu du milieu de la production, c’est une sacrée victoire !
D’autant que on.suzane prône aussi une approche socialement responsable de son activité : par exemple, les jeunes, étudiants, chômeurs, bénéficiaires du RSA disposent d’un abonnement à prix réduit sur la plateforme. Il y a aussi un accord avec les PMI pour donner accès gratuitement à certains films d’utilité publique pour les mamans. Et nous avons le souci que les salariés de on.suzane soient bien traités, d’autant plus qu’ils travaillent dans un secteur où la précarité domine. Il faut assurer de bonnes conditions de travail, payer des salaires décents, partager la ressource.
Faire fructifier son argent, oui, mais tellement d’autres choses en plus !
Ma thèse d’investissement, c’est trois choses : l’impact, la mixité et l’éthique. Quand on investit dans l’impact, il faut savoir prendre son mal en patience. Si j’avais voulu un retour immédiat, j’aurais investi dans le pétrole ou les armes… Évidemment je n’investis que l’argent dont je n’ai pas besoin pour vivre. Je fais aussi attention à mes créances personnelles. Enfin, je ne spécule pas, car j’ai envie de pouvoir accompagner sur le long terme les entrepreneurs que je choisis de soutenir. Le risque, il est surtout porté par les équipes de on.suzane qui travaillent ardemment au quotidien pour le succès de la société.
Mon rôle c’est d’apporter de l’argent, mais pas que : c’est d’ouvrir mon réseau, d’échanger avec des experts qui peuvent être utiles pour le développement de la société.
Ça m’apporte aussi beaucoup de bonheur. Je suis très fière de participer à un projet comme on-suzane. Quand je vois la dynamique qu’il y a autour du projet, cela me rassure sur le fait que oui, ça a un impact, oui, les gens sont touchés, ils partagent ces contenus-là et le message finit par passer.
Enfin, je pense que l’argent est un levier d’émancipation incroyable. C’est important pour les générations futures de voir que les femmes prennent le lead sur ce sujet. L’idée, ce n’est pas de mettre l’autre partie de la population de côté, c’est de faire ensemble avec les hommes, au même niveau d’expertise.❞
Illustrations : un grand merci à Caroline Gaujour |