“ Un intérêt grandissant émerge de la part de jeunes femmes pour le sujet du vieillissement "
Mémé, ma grand-mère, a été la première femme âgée que j’ai côtoyée. Elle m’a fasciné par sa coquetterie, sa présence et sa bonté. Je dis souvent qu’elle ne m’a pas appris à vieillir, mais qu’elle m’a appris à vivre. Inconsciemment, elle m’a pleinement montré la richesse de la sororité au sens large, de ces liens entre femmes d’âges différents dont on prend conscience bien plus tard qu’ils nous ont marqués.
Dans ma trentaine, j’ai voulu comprendre ce « supplément d’âme » que pouvaient avoir les plus âgées et ce qu’elles pouvaient nous transmettre. J’ai été surprise, puis ravie de voir que je n’étais pas seule dans cette dynamique. En effet, un intérêt grandissant émerge de la part de jeunes femmes pour le sujet du vieillissement, et notamment pour les femmes âgées (à ce titre, Marie Charrel, Katerina Zekopoulos, Ema Martins, Julia Mourri, etc.).
Même si je ne les connais pas toutes, je crois que nous sommes unies par notre envie d’apprendre des femmes plus âgées que nous. Nous aspirons à faire évoluer les mentalités pour qu’à notre tour, quand on sera vieilles, l’âgisme n’existe plus et qu’on puisse faire voix commune grâce à cette sororité, cette solidarité féminine universelle à laquelle on aspire tant.
“ Pourquoi est-ce encore si compliqué de parler de sororité intergénérationnelle ? ”
Toutefois, pourquoi est-ce encore si compliqué de parler de sororité intergénérationnelle ? Existe-t-elle vraiment ? Est-elle envisageable ? N’y aurait-il pas, comme on l’entend régulièrement, de la concurrence entre les femmes, voire une guerre de générations ?
Commençons par définir le terme « sororité ». Étymologiquement, sororité vient du latin soror, qui signifie sœur. Ce terme est apparu au Moyen-Age pour désigner des communautés religieuses exclusivement composées de femmes. Il a ensuite été ré-utilisé aux États-Unis sous le terme de « sisterhood » dans les mouvements féministes des années 1970.
On parle ainsi de solidarité entre femmes afin de s’unir dans une lutte commune. Dans ces usages, la notion de sororité a généralement été perçue comme une solidarité entre des femmes de même génération, et non comme des liens intergénérationnels. Mais alors, pourquoi cet oubli ? Pour deux principales raisons : la croyance en une guerre des générations et “l’impensé” de l’âge par le mouvement féministe.
“ Le clivage entre les générations est beaucoup trop simpliste ”
Depuis plusieurs années, le conflit entre les générations fait partie des nombreux débats passionnels mis en exergue par les médias : fossé culturel entre enfants et parents, entre digital natives contre vieux réfractaires au numérique, aînés voleurs d’emploi des plus jeunes, etc. Dans leur ouvrage La guerre des générations aura-t-elle lieu ?, le sociologue Serge Guérin et le philosophe Pierre-Henri Tavoillot démontent ce clivage… Ils expliquent que lorsque ce débat apparaît, il est beaucoup trop simpliste, car il ne met pas en avant la réalité des inégalités, qui sont moins liées à l’âge qu’à des questions sociales, géographiques ou culturelles.
Pour les auteurs, il ne s’agit pas de nier les difficultés notamment dans le travail, mais ils démontrent à partir d’enquêtes, que bien que différentes, les générations partagent et coopèrent au sein de la famille, dans le milieu associatif, etc.
“Le féminisme a lui aussi longtemps ignoré la sororité entre générations”
Par ailleurs, le féminisme a lui aussi longtemps ignoré la sororité entre générations. Sans doute parce que longtemps, dans les mouvements féministes, la vieillesse est restée un « impensé ». Dans les années 1970-1980, Cynthia Rich, activiste féministe américaine, se désolait déjà de l’absence d’intérêts pour ce sujet, elle qui travaillait sur les liens entre féminisme et âgisme.
Est-ce parce que le mouvement féministe devait d’abord lutter pour obtenir des droits civils et politiques ? Est-ce en raison de la révulsion des jeunes femmes face à ce corps vieillissant, ne correspondant pas aux normes de la société ? Ou est-ce, comme le notait Cynthia Rich, face à la peur de certaines femmes qui se sont battues pour ne plus être définie uniquement comme mère, de se voir perçue uniquement comme grand-mère niant leurs indépendance et leur liberté, et les renvoyant à leur domicile ?
L’ensemble de ces raisons est probablement valable, mais nous ne pouvons pas en rester là. Il est temps de repenser ces liens entre féminisme et âgisme.
“ Comment créer aujourd’hui une sororité intergénérationnelle ? ”
Toutes les femmes “jeunes” seront vieilles un jour. Toutes les femmes “vieilles” ont été jeunes un jour. S’en souvenir peut créer des liens puissants au lieu de séparer. Alors, comment créer aujourd’hui une sororité intergénérationnelle entre femmes d’une même lignée (mères et filles, grands-mères et petites-filles) ou tout simplement entre femmes de générations différentes ? Serge Guérin et Pierre-Henri Tavoillot suggèrent que pour amplifier les relations intergénérationnelles, il faut repenser la transmission.
Cette transmission pourrait passer dans un premier temps par le dialogue et le partage de nos expériences, notamment corporelles. Que ce soit dans l’essai Qui a peur des vieilles ? de Marie Charrel (journaliste économique au Monde et romancière) quand elle évoque sa grossesse, ou dans l’interview avec Camille Froidevaux-Metterie (philosophe et professeure en sciences politiques) sur la ménopause, les deux auteures insistent sur le manque de partage entre femmes de générations différentes sur les sujets liés au corps, notamment en raison de la médicalisation du corps féminin. N’est-il pas temps de revaloriser l’expérience des femmes, de libérer les paroles, et de créer plus de lien entre nous ?
Ne limitons pas ces échanges à la sphère de l’intime. Ouvrons-les également à l’univers professionnel afin de s’entraider et s’épauler, comme cela existe déjà avec le mentorat et le reverse mentoring.
“ La transmission peut aussi se concevoir des plus jeunes vers les plus âgées ”
Mais ne croyons pas que seules les plus âgées peuvent transmettre. La transmission peut aussi se concevoir des plus jeunes vers les plus âgées. La vraie révolution de la sororité intergénérationnelle aura lieu lorsque les relations se construiront dans la durée et lorsque chaque femme apprendra l’une de l’autre et partagera pleinement ses savoirs et expériences.
Pour finir, nous pourrions faire voix commune face à des inégalités ou des injustices, ou tout simplement face aux expériences de la vie. La sororité intergénérationnelle est une richesse, pouvant prendre des formes multiples. Nous avons chacune le pouvoir de trouver la nôtre pour s’entraider et avancer ensemble. Et si on essayait ?
Illustration pour ViveS : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages