Dans son nouveau livre La gosse (Grasset, 2024), la journaliste et autrice Nadia Daam capture en quelques lignes ce que les familles monoparentales vivent au quotidien : une invisibilisation et une absence de prise en compte, dans les politiques publiques, du nouveau modèle de parentalité qu’elles représentent, elles qui forment pourtant une famille sur quatre.
Alors, les familles monoparentales, et notamment les femmes qui sont à la tête de 82% d’entre elles, bricolent avec la vie. Au point de prendre souvent le visage de la précarité.
La bonne nouvelle, c’est qu’elles émergent en littérature et dans les agendas des réformes politiques. Ça bouge ! Leur quotidien pourrait peut-être bientôt s’améliorer. Qui sont donc les mamans solos, comment mieux les considérer et même les aider ? |
Un phénomène de société sous les radars
Les familles monoparentales représentent deux millions de foyers dans lesquels vivent trois millions d’enfants. Un paradoxe à part entière : le phénomène explose puisqu’il y a deux fois plus de parents isolés aujourd’hui qu’il y a 30 ans (25% versus 12% en 1990), et pourtant il reste sous les radars. A moins qu’une crise politique ne le mette sur le devant de la scène… En gilets jaunes, les mamans solos avaient pris d’assaut les ronds-points pour dénoncer leur précarité et revendiquer la sécurisation du versement des pensions alimentaires et leur revalorisation, avec comme porte-voix la figure devenue célèbre de l’aide-soignante Ingrid Levavasseur.
Rebelote lors de la mort de Nahel Merzouk, 17 ans, tué par un policier en juin 2023, ce qui avait provoqué plusieurs semaines d’émeutes violentes. À l’instar du jeune Nahel, 60% (trois fois plus que la moyenne nationale) des 1180 mineurs jugés pour leur implication dans ces émeutes vivent dans une famille monoparentale. Le ministre de la justice Eric Dupond-Moretti enjoignait alors les parents à « tenir leurs gosses » et Emmanuel Macron les appelait « à la responsabilité ». Lors des auditions réalisées dans le cadre du rapport sur les familles monoparentales effectué par la Délégation aux droits des femmes du Sénat, rendu public le 28 mars 2024, « le Conseil national des Villes (CNV) s’est vivement ému des critiques adressées aux mères isolées vivant dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), dans le contexte des émeutes des banlieues de l’été 2023. Ces mêmes femmes, souvent travailleuses de première ligne dans les services et commerces dits de “première nécessité”, avaient pourtant été saluées pendant la crise Covid ».
Car ce que révèle aussi ce rapport, c’est que « la proportion de familles monoparentales est deux fois plus élevée dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) que dans les unités urbaines environnantes ». |
C’est quoi, une famille monoparentale ?
Quand se retrouve-t-on à la tête d’une famille monoparentale aujourd’hui ? Dans 41% des cas, cela arrive lors d’une séparation consécutive à une union libre, dans 34% des cas après un divorce, 19% sont des célibataires n’ayant jamais vécu en couple et 6% le vivent à la suite d’un veuvage. L’ouverture en 2021 de la PMA aux femmes célibataires devrait aussi contribuer à l’augmentation de ces chiffres…
Si 82% des familles monoparentales ont à leur tête une mère, on trouve aussi des papas solos. Ils représentent 18% des familles monoparentales, mais leur vécu n’est pas le même que celui des femmes dans la même situation. Ils sont en moyenne plus favorisés économiquement et socialement, ils gagnent davantage, leur situation d’emploi et de logement est plus stable. Par exemple, leur « reste à vivre » après paiement du loyer s’élève à 1410 euros en moyenne contre 950 euros pour les mères seules.
Ces dernières cumulent les difficultés en termes de travail, de logement et d’accès à un mode de garde. Par rapport aux pères solos, les mères seules sont souvent plus jeunes et occupent des emplois plus précaires (nettoyeuses ou aides à domicile, avec une grande amplitude horaire). Seulement 5,8% des pères isolés travaillent à temps partiel pour 28,7% des mères isolées. Les mères seules subissent un taux de chômage de 17,2%, le double de celui des mères vivant en couple. Plus d’une mère isolée sur trois vit en dessous du seuil de pauvreté, avec moins de 1102 euros par mois. Elles forment 30 à 40% des allocataires du RSA. Elles sont surreprésentées dans les dossiers de surendettement traités à la Banque de France (soit 20% des ménages surendettés en 2023 alors qu’elles représentent 10% des ménages). Elles sont deux fois plus exposées à la discrimination dans la recherche d’un logement qu’une famille biparentale et vivent plus souvent dans un logement social.
Elles sont aussi surreprésentées parmi les « invisibles », ces 11 millions de travailleurs qui contribuent en coulisses au bon fonctionnement de la société (agents d’entretien, aides à domicile, aides-soignants, livreurs, éboueurs, caissiers, vigiles, caristes etc.). Sur 10 travailleuses en situation de monoparentalité, 7 font partie des invisibles, comme le révèle la dernière étude de la Fondation Travailler Autrement, publiée le 29 avril, réalisée avec Diot Sciaci et le cabinet temps Commun. 7 sur 10, c’est 4 fois plus que chez les autres actifs ! Et selon les auteurs de l’étude, la monoparentalité vient aggraver la fragilité de ces femmes actives soumises déjà à de nombreuses contraintes : un travail pénible, des horaires subis, une précarité financière, une mobilité compliquée et l’absence de reconnaissance sociale.
Résultat, 41% des mineurs élevés au sein de familles monoparentales vivent sous le seuil de pauvreté, contre 21% pour l’ensemble des enfants. Ils constituent pourtant une partie de l’avenir de notre société. Mais quel avenir ? |
Tranche de vie au travail
« Nie ton enfant, lui conseille cette amie.
– Tu deviens folle ? – Non, réaliste. J’en ai pris plein la gueule, j’ai fini par cacher la réalité de ma vie de mère solo. Quand l’un de mes fils est malade, je dis que c’est moi, mais que ça va aller, je serai sur pied demain matin. – Hein ? Pourquoi ? – Mais Nathalie, parce que, sinon, ils se disent que tu ne peux pas assurer les deux fonctions, mère et cheffe d’un service. »
Ce dialogue, tiré du livre Maman solo. Les oubliées de la République (Pygmalion, 2020) de la journaliste Nathalie Bourrus, est repris dans le piquant article du Monde : « Votre voisine de bureau est-elle une mère solo ? » Au travail, déclarer que l’on est à la tête d’une famille monoparentale est tabou pour une mère seule. Mais l’injustice ne s’arrête pas là… Dans notre société, les pères solos font l’objet d’une plus forte valorisation tandis que la situation des mères seules est considérée comme banale. L’article cite le témoignage de Camille, une maman solo qui tait sa situation au travail de peur d’être discriminée, jusqu’au jour où elle entend parler d’un manager admiré qui s’attire les sympathies parce que père isolé : « On me regarde pour m’annoncer sur le ton de la connivence le secret de cet homme incroyable : “C’est un papa tout seul.” […] Je vois l’assemblée se recouvrir d’empathie pour X, l’œil mouillé, on échange des sourires entendus sur l’héroïsme moderne de cet homme courageux et intègre. »
Aux mères solos, on réserve plutôt les remarques culpabilisantes et les stéréotypes sexistes, comme dans ce sketch de l’humoriste Gaspard Proust diffusé sur Europe 1. Ce à quoi l’autrice Stéphanie Lamy répond sur X : « En tant que mère solo, je vous assure que votre « humour » n’est ni « subversif », ni poilant. C’est juste *exactement*, mot pour mot, les termes employés pour nous stigmatiser. Tous les jours. » L’idée principale du sketch ? Les mamans solos ne savent pas garder leur homme à la maison. Tout s’explique…
Hommes et femmes confondus, plus de la moitié des parents isolés estime que leur monoparentalité a un impact sur leur vie professionnelle. « Les employeurs seraient légitimes à proposer à leurs salariés monoparentaux, dans le cadre de leur politique RSE ou de leurs accords sur l’égalité professionnelle, des mesures permettant de tenir compte de leur situation particulière : horaires aménagés et flexibilité du temps de travail, recours plus souple au télétravail, doublement des jours pour enfants malades, développement de dispositifs spécifiques de conciliation vie professionnelle/vie familiale » suggère le rapport du Sénat. Mais les employeurs ont du mal à identifier les parents isolés et craignent d’être accusés de discrimination. Donc pour le moment, ça patauge. |
10 recommandations pour changer la donne
Créer une carte ou un statut pour les familles monoparentales, cela permettrait aux entreprises de les aider plus facilement. Où en sont les responsables politiques ? Jusqu’ici, ils se contentaient de faire un geste au coup par coup, comme la majoration de 35% de la prime de Noël pour 744 000 familles monoparentales les plus pauvres en 2023 ou la revalorisation de 50% de l’allocation de soutien familial (l’ASF est versée lorsqu’un enfant est privé de l’aide de l’un ou des deux parents ou pour compléter une pension alimentaire trop faible), passée de 122 à 184 euros par mois fin 2022 (revalorisée depuis à 187,24 euros).
Mais le 8 mars dernier, les mamans solos ont investi l’Assemblée nationale. Des dizaines d’entre elles étaient invitées à débattre d’une proposition de loi pour lutter contre la précarité des familles monoparentales, écrite par un groupe transpartisan de députés mené par la gauche parlementaire. Il s’agirait justement de proposer un statut spécifique du parent isolé assurant l’ouverture d’un ensemble de droits, de priorisations (logement, modes de garde) et de tarifications adaptées.
Le 6 mars, le Premier ministre Gabriel Attal avait lui aussi annoncé confier une mission aux parlementaires Renaissance Fanta Berete et Xavier Iacovelli, destinée à améliorer les dispositifs d’aides aux familles monoparentales. Leurs conclusions sont attendues pour fin juillet. Le chef du gouvernement s’est aussi dit favorable au concept de « semaines différenciées » pour les parents d’enfants en garde alternée, ce qui leur permettrait de travailler 4 jours au lieu de 5 une semaine sur deux.
Le 28 mars, la délégation des droits des femmes du Sénat, emmenée par Colombe Brossel, Dominique Vérien et Béatrice Gosselin, remettait son rapport et formulait 10 recommandations, dont :
- la création d’une carte famille monoparentale,
- le développement de campagnes d’accès aux droits,
- l’expérimentation du maintien pendant 6 mois, en cas de remise en couple, du versement de l’ASF,
- la réévaluation du montant de la pension alimentaire,
- un accès plus facile aux modes de garde des enfants et au logement social,
- le développement des initiatives d’habitat partagé et d’aide à la parentalité.
Les mamans solos semblent donc passées en haut de l’agenda politique. La situation avait déjà sensiblement bougé pour elles depuis la création en 2020 de l’Aripa (l’agence de recouvrement et d’intermédiation des pensions alimentaires), destinée à éviter les impayés de pension alimentaire, dont le montant moyen est de 190 euros par mois et par enfant, alors que le coût mensuel d’un enfant est estimé à 750 euros par mois. En France, une pension sur trois n’est pas payée et plus d’un parent solvable sur 4 ne verse pas de pension, toujours d’après le rapport du Sénat. Avec ce nouveau système, la pension alimentaire est payée chaque mois par le parent qui doit la pension (le parent « débiteur ») à l’Aripa, qui se charge de la reverser au parent qui reçoit la pension (le parent « créancier »). En cas d’impayé, l’agence engage immédiatement une procédure de recouvrement de l’impayé auprès du parent débiteur et verse au parent créancier éligible l’allocation de soutien familial (ASF). Au niveau national, 10 000 dossiers sont traités par mois et près des trois-quarts aboutiraient à un recouvrement. Un soutien précieux pour les mamans solos, qui continuent aussi de faire l’actualité littéraire…
Dans son nouveau livre Monique s’évade (Seuil, 2024), Edouard Louis raconte comment sa mère a voulu si souvent quitter son mari violent : « J’étais trop jeune et je ne savais pas encore que la liberté a un prix, un prix que ma mère ne pouvait pas payer » écrit-il. « Sans argent, sans diplômes, sans permis de conduire, sans formation professionnelle, seule avec cinq enfants »… le livre raconte comment elle finira par y arriver. C’est son fils, Edouard Louis, qui l’aidera à régler l’addition. Mais il est temps que l’Etat prenne sa part pour que la liberté des femmes ne soit pas un luxe que quelques-unes seulement peuvent s’offrir.
Illustration : un grand merci à Marie Lemaistre et l’agence Fllow