Ma première réaction est de lui fournir avec toute la naïveté du monde mon salaire annuel actuel, il me sourit. Il m’explique ensuite que ce n’est pas ma valeur mais la somme qu’on a bien voulu m’accorder au regard de la grille des salaires des chercheurs de mon laboratoire universitaire. Il m’aura fallu deux ans supplémentaires pour tenter une réponse juste. Laissez-moi vous raconter comment j’ai appris à calculer ma valeur.
Pourquoi c'est LA question à poser
J’ai souvent remarqué que nous étions nombreux à sembler en difficulté au moment de fournir une réponse, même approximative, à cette question. L’argent est un sujet important – pour ne pas dire critique – et pourtant il reste interdit ou plutôt déplacé, quand il n’est pas vulgaire, lorsqu’une femme s’en empare. Justement, alors qu’une part significative des conseils donnés aux femmes porte sur les mécanismes de négociation d’un salaire, d’une prime ou encore d’un forfait journalier, la discussion devrait porter sur combien nous valons. Cette valeur devant être estimée avec justesse et pertinence, au risque de voir la négociation biaisée avant même qu’elle ne commence.
Un calcul logique et le plus objectif possible
Nous avons chacune et chacun une valeur sociale et économique au regard de nos expériences, de nos qualités mais aussi de l’industrie dans laquelle nous naviguons.
Cela se traduit par ce que nous pouvons apporter comme compétences à travers l’élaboration d’un produit ou d’un service, ou à travers la génération d’un revenu, au sein d’une mission, d’une entreprise, ou encore d’une équipe. Cela se traduit également par le caractère plus ou moins indispensable de notre contribution au sein d’une organisation ou pour un projet spécifique. Certaines personnes dont les savoir-faire ne peuvent pas être automatisés et dont les talents sont relativement rares sur le marché -comme des métiers de l’art et de l’artisanat-, ont en théorie une forte valeur.
Mesurer sa valeur passe alors par un calcul somme toute logique et construit avec une certaine objectivité. Cela étant dit, nous calculons également notre valeur au regard de ce que imaginons connaître de la valeur intrinsèque des talents qui nous ressemblent. Ce qui réduit de toute évidence le prisme d’évaluation et donc le champ des possibles chez les femmes qui tendent à moins aborder le sujet de l’argent que leurs homologues masculins.
Cela, je l’ai découvert grâce aux échanges avec mon mentor.
« Tu vas tout déchirer ! »
Mais faisons un détour en 2015 à New York pour comprendre le cheminement de ma propre compréhension de ma valeur et surtout des moyens de la calculer. Je viens d’être retenue pour un poste de développeuse sénior en informatique à Bloomberg. Durant le processus de recrutement, je suis accompagnée d’un agent du nom de Joe. Cet homme d’une cinquantaine d’années a pour mission de me “vendre”, ou plus exactement de négocier mon package, comme on dit de l’autre côté de l’Atlantique. Ce qui inclut mon salaire annuel, mon bonus mais aussi les avantages sociaux pris en charge par la société comme ma retraite et mon assurance maladie. Joe m’a suivie dès le premier entretien scientifique que j’ai eu au téléphone avec un ingénieur de la société, il m’a soutenue et m’a surtout donné confiance en ne cessant de me répéter que j’avais un profil « super bankable ». Je me souviens encore du message qu’il me laissa sur mon téléphone le matin de ma journée passée dans les bureaux de Bloomberg où je devais résoudre un challenge algorithmique : « You are gonna rock it ! » (Tu vas tout déchirer !). En échange de mon embauche, Joe a encaissé une prime qui équivaut à un pourcentage de mon salaire annuel. Vous comprenez alors qu’il avait tout intérêt à négocier mon salaire au plus haut, et le résultat fut surprenant. Mon agent a évalué – et a réussi à obtenir – 40 000 dollars de plus sur mon salaire annuel que ce que je pensais demander si j’avais été seule à négocier ma valeur. Depuis ce jour, je ne cesse de penser que nous devrions tous (et surtout toutes) avoir un agent en France. Un métier à développer !
Oser la question du « Combien tu gagnes ? »
C’est en racontant cette anecdote la même année à mon mentor que j’ai une “épiphanie”. Tout d’abord, je réalise que ma peur de négocier provenait de la simple crainte de transmettre un chiffre incorrect, trop bas – en passant pour une amateure – ou trop haut – en passant pour une arrogante. Connaître avec précision ma valeur était donc le moyen de dépasser cette peur.
Ensuite, comparer sa valeur à celle des autres est une méthode ingénieuse pour estimer la sienne avec justesse. Ce que fait Joe à travers son « benchmark » (étalonnage) permanent de packages au sein de ses talents et du marché. Ce qui était une évidence pour mon mentor masculin -connaître la rémunération des talents qui nous ressemblent- ne l’était aucunement pour les professionnelles qui m’entourent et pour moi-même. Enfin, je comprends que je devais, à l’instar de ce que fait Joe, connaître la valeur des hommes – et pas uniquement celle des femmes – au risque de rester dans un biais de genre sur la valeur que nous (les femmes) nous accordons. Depuis, je demande très souvent aux hommes de mon entourage, dans mon champ d’expertise avec une activité professionnelle similaire, leur salaire, leur tarif journalier ou encore leur prime. Entre vous et moi, il m’arrive d’ajouter 20% supplémentaires sur le chiffre qui m’est donné lorsque je sens que mon interlocuteur, gêné par ma question, a possiblement fourni une réponse à la baisse.
Demandez à vos homologues masculins combien ils gagnent. Vous les étonnerez systématiquement et vous les perturberez peut-être, mais vous trouverez votre porte d’entrée pour négocier. Car souvenez-vous, la négociation seule ne suffit pas, le montant proposé en est la clé… et donc votre valeur.
Illustration : un grand merci à Laurence Bentz et l’agence Virginie