“ Au lieu de nous tourner vers ce que l’âge nous apporte de bon, la société nous terrorise et instaure l’angoisse de vieillir ”
Ces mots, entendus dans ma sphère personnelle, ont fait écho à d’autres, recueillis lors d’une étude sociologique que j’ai menée sur l’emploi auprès de personnes de plus de 50 ans. Je me souviens de cette femme splendide de 56 ans, qui m’avait raconté d’une voix affectée comment elle avait été brusquement licenciée en raison de son âge. Ses supérieurs n’avaient pas cessé de l’opposer aux jeunes recrues. Au cours de cette étude, les femmes m’avaient décrit avec émotion comment leur parcours de vie avait été jalonné par des injonctions sociales liées à leur âge : trop vieilles après 50 ans, trop jeunes avant 40 ans.
Laetitia Vitaud, spécialiste de l’avenir du travail, s’intéresse de près à l’emploi des femmes de plus de 45 ans et constate ce paradoxe dans un article de Welcome to the Jungle : « Trop chères, trop peu malléables, trop insoumises », les vieilles dérangent, et sont surtout victimes d’âgisme en emploi. « Même leur apparence physique peut être un frein plus fort à l’embauche. […] Les compétences des femmes sont souvent dévaluées alors qu’elles constituent des atouts différenciants pour les entreprises ». Et un vivier de talent !
Au lieu de nous tourner vers ce que l’âge nous apporte de bon, la société nous terrorise et instaure l’angoisse de vieillir, au travers de préjugés insidieux qui parsèment nos quotidiens. “Les rides sont laides, les vieux sont déprimés, déconnectés, dépassés…”
Les conséquences économiques et humaines de l’âgisme sont dévastatrices. Ainsi, en Australie, si seulement 5 % des 55 ans et plus travaillaient en plus, il y aurait un impact positif de 48 milliards de dollars australiens dans l’économie nationale chaque année. Qu’en est-il en France de ces conséquences économiques qui ne sont pas encore comptabilisées ?
“ Construire une société anti-âge est une absurdité ! ”
L’âgisme a un impact sur notre bien-être et réduit notre espérance de vie. Selon un rapport de l’ONU paru en 2021, on estime que 6,3 millions de cas de dépression dans le monde sont dus à l’âgisme. Quand les étiquettes sont illisibles, quand il n’y a pas d’escalators dans des transports, nous nous en voulons au lieu d’en vouloir à l’âgisme. Construire une société anti-âge est une absurdité ! C’est à la fois « contre productif » et surtout irrespectueux de ce que nous sommes. Nous serons tous confrontés aux aléas de la vieillesse, car nous sommes tous amenés à être vieux et vieilles un jour ou l’autre ! Pourquoi ne pas en prendre conscience ?
Au fur et mesure de mes recherches, je me suis rendue compte que les femmes étaient doublement pénalisées par l’âgisme et par le sexisme. Dans son livre Sorcières, Mona Chollet explique comment les femmes auraient une date de péremption pour enfanter, avoir des relations sexuelles, avoir un rôle au cinéma, voire pour exister telles qu’elles le désirent. Ce qui est encore plus déplorable, c’est le sort réservé aux vieilles femmes pauvres. Elles représentent 70 % des allocataires isolées de l’ASPA (Allocation de solidarité aux personnes âgées). L’âgisme et le sexisme brisent les personnes. C’est cela qui est à combattre, pas le fait d’être une femme âgée.
“ Dès notre enfance, notre vision du monde se construit sur le genre, sur l’âge ou sur les origines culturelles ”
Mais qu’est-ce qui nous fait si peur dans le fait de vieillir ? La perte de la mémoire ? Le fait de devoir être dépendant des autres ? Or, seulement 8 personnes de plus de 60 ans sur 100 sont dépendantes. La perte de vitalité ? Pourtant, 42 % des retraités réalisent des activités bénévoles. Une vie sentimentale et sexuelle qui s’arrête ? Au contraire, cette nouvelle étape permet d’explorer des pratiques différentes pour découvrir un plaisir plus intense et profond comme le montrent les nombreux témoignages du livre Sex and Sixty, Un avenir pour l’intimité amoureuse de Marie de Hennezel.
L’âgisme (qui pénalise également les “trop jeunes” !) côtoie bien souvent d’autres mots en -isme : sexisme, racisme. Toutes ces discriminations sont construites sur le même procédé : la peur de l’Autre, des oppositions nuisibles (les jeunes contre les vieux, les femmes contre les hommes). Elles s’enracinent dans la culture populaire, dans les représentations véhiculées par les médias, les publicités, les mots que nous utilisons. Dès notre enfance, notre vision du monde se construit sur le genre, sur l’âge ou sur les origines culturelles.
Nous pouvons dès à présent apprendre ce qu’est la longévité et le fait de vieillir, dès le plus jeune âge ! A titre individuel, nous pouvons choisir notre consommation culturelle et celle de nos enfants, en faisant attention aux livres jeunesse qu’on achète et aux dessins animés que nos enfants regardent. On peut agir sur les récits culturels et les faire évoluer. Quant à l’écran, si l’on n’y montre pas les plus âgés, il devient plus difficile pour les individus et les enfants de se les imaginer et d’en avoir pour modèles. Et ce n’est pas qu’une question de présence à l’écran, ce sont aussi les rôles qu’ils vont endosser et qui nous permettront de nous projeter ou non dans une expérience du vieillissement kaléidoscopique.
N’est-il pas temps d’abandonner une vision âgiste du monde ? Nous pouvons être attentifs à nos actions, aux mots que nous employons, à notre consommation, pour créer un monde qui se nourrit des différences, qui permet de vieillir, et donc de vivre !
Illustrations : Un grand merci à Wood et l’agence Virginie