Cette fenêtre qu’une autre invisible, Vivian Maier, avait poussée grâce à la photographie : nounou de trois enfants dans une famille de Chicago, elle ne sortait jamais sans son Rolleiflex et capturait sur le vif des scènes de rue, des attitudes, des visages d’autres invisibles comme elle – ouvriers, noirs, vieux… et femmes tentant de se faire une place au soleil du rêve américain.
“ Il n’est pas forcément nécessaire d’être sur-diplômée ou fille de patron pour devenir entrepreneure ”
Les invisibles existent aussi chez les entrepreneures. Elles ne sont pas toutes des femmes brillantes, issues de grandes écoles, qui ont créé une start-up à succès, ou des héritières qui ont repris l’entreprise familiale. Il n’est pas forcément nécessaire d’être sur-diplômée ou fille de patron pour devenir entrepreneure (même si ça peut aider, indéniablement). Il n’est pas forcément non plus nécessaire de lever des millions pour démarrer son activité, et assurer son indépendance économique.
Avec 5000 euros, on peut se lancer et changer de vie. C’est ce que nous apprend le microcrédit. Ce dispositif venu des pays du Sud a été importé en France voilà plus de trente ans par Maria Nowak, qui a fondé l’Adie, Agence pour le droit à l’initiative économique.
Maria Nowak est une économiste d’origine polonaise, arrivée en France à l’âge de 11 ans après une enfance marquée par les horreurs de la Seconde guerre mondiale. Sa rencontre, en 1985, avec Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank au Bangladesh, a été décisive : elle découvre avec lui les vertus du micro-crédit, ces prêts de petites sommes aux personnes exclues du système bancaire traditionnel qui leur permettent de démarrer une activité pour s’assurer un revenu et tenter de sortir de la pauvreté.
“ En France, nombreux sont ceux qui n’ont pas accès au crédit bancaire traditionnel, et parmi eux, beaucoup de femmes ”
En France, nombreux sont ceux qui n’ont pas accès au crédit bancaire traditionnel, et parmi eux, beaucoup de femmes. En 2020, plus de 50 000 microcrédits professionnels ont été distribués en France, selon le rapport de l’Observatoire de l’inclusion bancaire. D’un montant inférieur à 10 000 euros, ils sont distribués par des acteurs associatifs comme l’Adie, France Active et Initiative France. En 2021, la seule Adie a accordé quelque 24 000 microcrédits à des créateurs d’entreprise : 45% des bénéficiaires étaient des femmes, soit 10 700 entrepreneures. C’est bien au-dessus de la proportion de femmes parmi les entrepreneurs en France, qui stagne autour de 33% (40% pour les entreprises individuelles). C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle : mauvaise nouvelle car cela confirme la difficulté d’accès des femmes aux financements quand elles souhaitent créer leur activité ; bonne nouvelle, car cela signifie autant de fenêtres ouvertes vers un autre possible.
A l’instar de Mayanick Rémir. A 48 ans, cette cheffe de projet informatique a été licenciée après 25 ans de bons et loyaux services dans la même entreprise. Une entreprise qui ne voulait pas entendre son besoin d’évoluer et de suivre une licence de psychologie pour devenir coach. A peine a-t-elle quitté son employeur que son mari lui annonce vouloir divorcer. Son monde s’écroule. « J’avais tout perdu mais je ne voulais pas perdre mes deux filles. Alors j’ai fait le choix des solutions et non de la dépression. »
Poussée par une énergie vitale, elle se rend compte qu’elle s’est “oubliée” pendant vingt-cinq ans. Sa passion pour la danse ? Remisée au placard dès qu’elle s’est mise en couple. Son attention aux autres ? Perdue dans le train-train d’un job qui confinait à la prison dorée. Installée à Montreuil, elle s’inscrit en psycho à Reims et sa chambre d’étudiante devient le creuset de sa nouvelle vie. Elle reprend le sport (ah, les endorphines de l’exercice physique !). Elle se forme à l’EFT (emotional freedom technique), à la programmation neuro-linguistique, à la communication non violente.
Un jour, sa kiné lui propose d’ouvrir un cabinet avec elle. Mayanick en rêve, mais comment le financer ? Il faut verser des loyers d’avance et il lui faudra bien deux ans pour constituer sa clientèle. Alors qu’elle va visiter les locaux pressentis, elle passe devant une agence de l’Adie et pousse la porte. La rencontre avec un conseiller sera le coup de pouce qui va la faire basculer du projet à la réalité. L’Adie lui prête 3500 euros. En mai 2016, Mayanick démarre ses consultations dans un cabinet, aussi lumineux et accueillant qu’elle l’avait imaginé.
Aujourd’hui Mayanick vit de son nouveau métier, après avoir connu les allocations chômage et le RSA. Elle a aussi revu son mode de vie : elle ne travaille que trois jours par semaine, pour ne pas s’épuiser et pour préserver sa santé. Elle fourmille de projets dont la création d’une application en 2022.
“ Le microcrédit n’est pas une solution miracle. Il faut aussi trouver un modèle économique rentable à son activité ”
Le microcrédit n’est pas une solution miracle. Il faut aussi trouver un modèle économique rentable à son activité. Christelle Jomat qui a lancé en mars 2021 un camion-épicerie dans le Cher, entre Bourges et Sancerre, grâce aux 6500 euros prêtés par l’Adie, en sait quelque chose. Son ambition est de ravitailler les personnes âgées isolées mais ses clients sont tellement dispersés qu’elle se ruine en frais de carburant. Si ses ventes sont satisfaisantes, elle ne se paie pas encore de salaire. Elle se désole de voir l’administration lui retirer les allocations dont elle bénéficiait : « Ils ne comprennent pas que le chiffre d’affaires, ce n’est pas le revenu ! ». Sans oublier qu’il faut rembourser le prêt, au taux d’intérêt quand même élevé (7,5%) car l’Adie se finance elle-même auprès des banques traditionnelles.
En 2021, le montant moyen du prêt accordé aux femmes entrepreneures par l’Adie est de 3578 euros, alors qu’il atteint 4571 euros pour les hommes. Que l’on parle en milliers ou en millions d’euros, les femmes demandent toujours moins que les hommes. Il y a des explications rationnelles : elles se dirigent souvent vers des activités moins gourmandes en capitaux (services à la personne, restauration, commerce). Et des explications plus hasardeuses : les femmes auraient une plus grande aversion au risque, ce qui les inciterait à demander des sommes plus modestes. Une étude récente de Grandes Ecoles au Féminin semble démontrer le contraire.
“ Il est important de faire évoluer les représentations sur les entrepreneures ”
Surtout, l’exemple de ces femmes montre à quel point il est important de faire évoluer les représentations sur les entrepreneures. Un constat depuis longtemps dressé par Maura Mcadam, une chercheuse irlandaise spécialiste de l’entrepreneuriat féminin. Suite à plusieurs études sur les réseaux d’accompagnement, elle dénonce le fait que les rôles modèles mis en avant sont souvent issues de grandes villes, de grandes écoles et ont créé de grandes entreprises : elles reflètent finalement des règles masculines de l’entrepreneuriat et cela ne contribue pas à encourager des femmes vivant dans des zones moins favorisées, banlieues, campagnes, villes moyennes etc. Une analyse confirmée par une chercheuse de l’Ieseg qui a mené une étude sur les campagnes de promotion de l’entrepreneuriat féminin par les pouvoirs publics en France. « En général, en France, l’archétype de l’entrepreneuse à succès est une femme appartenant à la classe moyenne diplômée d’une école de commerce ou d’ingénieur de premier plan », explique Janice Byrne, qui prône une plus grande diversité sociale et ethnique dans les exemples proposés aux femmes.
Rendre visible ces entrepreneures invisibles est un immense défi. A Grenoble, La chaire Femmes et Renouveau économique (FERE) travaille à le relever. Sa fondatrice Séverine Le-Loarne Lemaire mène actuellement un programme pour créer de l’emploi dans les Quartiers prioritaires de la ville (à Grenoble et Pantin) avec les femmes entrepreneures. Parmi ses actions, elle a monté une exposition baptisée “De-Venir” pour mettre en valeur 11 femmes entrepreneures du quartier de Villeneuve à Grenoble et « en découdre avec les préjugés ». La figure de l’affiche, c’est Denise Carter, une jeune femme qui grâce à l’Adie a ouvert un magasin de vêtements à Grenoble. L’expérience lui a permis ensuite de lancer avec succès son propre atelier de couture et sa gamme de vêtements.
Sachons voir ces visages et les faire voir !
Illustration : un grand merci à Rokovoko.