“ Les inégalités patrimoniales existent bien entre femmes et hommes. Et pire, elles sont en augmentation ”
Dans le monde, les inégalités qui ont le plus augmenté sont patrimoniales. L’hyper-concentration patrimoniale s’est encore accentuée depuis le début de la pandémie. À l’échelle planétaire, les 50% les plus pauvres détenaient en 2020 moins de 2% de l’ensemble des propriétés privées et les 10% les plus riches, 76% du total, d’après l’économiste Thomas Piketty. Mais qu’en est-il de l’écart femmes-hommes en la matière ? Comment évolue-t-il ? Pourquoi omet-on si souvent la dimension patrimoniale des inégalités de genre ?
Eh bien, on ne sait pourtant pas grand-chose de l’écart femmes-hommes en matière patrimoniale. Il y a plusieurs raisons à cela. Les statisticiens s’appuient sur les données fiscales qui émanent des foyers et ignorent le prisme du genre. Les enquêtes dont celles de l’INSEE étudient les ménages sans demander ce qui appartient à qui en leur sein. Et les économistes, parmi lesquels on compte peu de femmes, ne s’intéressent pas beaucoup au sujet. Même Thomas Piketty, le grand spécialiste mondial sur le sujet des inégalités de richesse, ne l’aborde pas dans les mille pages de son livre Le capital au XXIe siècle.
Il y a quelques exceptions, heureusement, parmi lesquelles deux sociologues, Céline Bessière et Sibylle Gollac, qui se sont penchées sur la question dans un livre passionnant intitulé Le genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités. Elles montrent que les inégalités patrimoniales existent bien entre femmes et hommes. Et pire, elles sont en augmentation. D’après des statistiques récentes, l’écart patrimonial entre femmes et hommes serait passé de 9% en 1998 à 16% en 2015.
“ Bien avant d’être propriétaires, les femmes étaient propriété ! ”
Dans Raison et sentiments de Jane Austen, un roman anglais publié en 1811 et adapté moult fois au cinéma, une mère et ses trois filles se trouvent à la porte de chez elles, condamnées à la pauvreté après le décès de leur époux et père. À l’époque, les femmes ne pouvaient pas hériter en Angleterre. L’héritage est donc allé à leur demi-frère dont l’épouse cupide le convainc de ne rien donner à ses sœurs. En France, le Code civil de Napoléon autorisait déjà les femmes à hériter, mais elles n’avaient pas le droit de gérer l’argent dont elles héritaient.
Au XIXe siècle, en Angleterre comme en France, les femmes étaient avant tout le moyen pour les hommes de faire fructifier leur fortune. Les mariages étaient l’occasion de sceller des alliances économiques. Les gendres négociaient avec leur futur beau-père le montant de la dot qui servait le plus souvent à faire grandir leur affaire. Parfois, le beau-père faisait de son gendre son héritier professionnel. Bien avant d’être propriétaires, les femmes étaient propriété.
On peut penser que tout cela, c’est de l’histoire ancienne, mais ce n’est pas tout à fait le cas. Premièrement, il existe de nombreux pays où les femmes ne peuvent toujours pas hériter — Jane Austen est d’actualité dans une partie de l’Afrique et de l’Asie d’aujourd’hui. Deuxièmement, c’est de l’histoire récente : en France, les femmes n’ont pu ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari qu’en 1965, et ce n’est que depuis 1985 que les hommes et les femmes sont gestionnaires à égalité du patrimoine du couple.
“ Des petits arrangements économiques qui favorisent davantage les hommes que les femmes ”
« L’inégalité patrimoniale entre femmes et hommes ne naît pas à Wall Street mais dans les replis quotidiens de la vie familiale. Cette inégalité est produite dans le silence des pratiques des hommes et des femmes, lorsqu’ils agissent en tant que conjointe, conjoint, père, mère, fils, fille, frère ou sœur » écrivent les deux sociologues. Elles ajoutent que « pour la mettre au jour, il est indispensable de porter un nouveau regard sur la famille. Il faut considérer cette dernière comme une institution économique à part entière, qui produit des richesses, mais aussi en organise la circulation, le contrôle et l’évaluation, que nous appelons les petits arrangements économiques familiaux. »
Parmi eux, citons les coups de pouce financiers, les prêts sans intérêt, les donations du vivant, le financement des études, et les décisions en matière d’héritage qui se produisent dans les familles. Des petits arrangements économiques qui favorisent davantage les hommes que les femmes. Après avoir étudié un grand nombre de monographies familiales et sondé des notaires, les autrices en viennent à la conclusion suivante : les « biens structurants », comme les entreprises familiales ou les maisons de famille, sont plus souvent confiés à des fils, tandis que les filles se voient offrir des compensations monétaires de valeur souvent inférieure.
La figure du « fils préféré » réputé plus légitime pour prendre la suite des affaires familiales continue d’exister. Les hommes sont perçus comme étant de meilleurs gestionnaires. Et souvent, c’est aussi parce qu’ils ont une meilleure situation professionnelle et les revenus qui vont avec qu’on leur fait davantage confiance pour conserver et faire fructifier ces biens structurants.
Du coup, on s’arrange dans la fratrie, avec le soutien du notaire, pour faire en sorte que la continuité patrimoniale soit assurée. Le résultat, c’est qu’en moyenne, les femmes héritent un peu moins et n’apprennent pas à faire fructifier un patrimoine.
“ Plus les familles sont riches, plus les femmes sont ignorantes de la réalité patrimoniale du foyer ”
Les femmes accumulent moins de patrimoine au cours de leur vie de couple parce qu’elles consacrent plus de temps que leurs conjoints au travail gratuit du foyer. Sur leur 54 heures de travail hebdomadaire, les mères consacrent les deux tiers au travail gratuit (ménage, soin aux enfants). En revanche, les pères consacrent les deux tiers de leur 51 heures de travail hebdomadaire au travail rémunéré.
Elles sont aussi souvent perdantes au moment des séparations, alors même que la communauté des biens du mariage devrait les protéger des inégalités patrimoniales. Et plus les familles sont riches, plus les femmes sont ignorantes de la réalité patrimoniale du foyer. (C’est l’inverse dans les classes populaires où on confie plus volontiers aux femmes la « gestion de la misère »). Ce sont les hommes qui ont plus fréquemment le monopole de la connaissance du patrimoine et des rapports avec les professionnels de gestion de fortune. Ils apprennent à protéger leur fortune du fisc, ce qui les aide ensuite, en cas de divorce, à mieux la protéger de leur épouse.
“ Ouvrons les yeux sur les questions patrimoniales et ce qui provoque les inégalités ”
Au XXe siècle, une meilleure égalité au sein des couples a permis de réduire les inégalités patrimoniales entre femmes et hommes. Mais il faut être vigilant. Car dès lors qu’on considère que l’égalité est la norme, les protections patriarcales du mariage disparaissent. Résultat, les inégalités de patrimoine augmentent à nouveau depuis vingt ans.
Il y a de plus en plus d’unions libres donc davantage de personnes en régime de séparation de biens. Pourtant les femmes continuent de faire plus de travail gratuit et voient reculer leur carrière quand elles ont des enfants. Elles sont toujours formatées à ne pas gérer le patrimoine. Et elles continuent d’être lésées au moment des séparations…
Je vous propose 3 résolutions pour 2022 :
- Ouvrons les yeux sur les questions patrimoniales et ce qui provoque les inégalités.
- Le cas échéant, apprenons à mieux connaître le patrimoine familial.
- Parlons-en avec des professionnels, des gestionnaires, des notaires, mais aussi en famille et entre amis.
Illustration : Un grand merci à Wood et l’agence Virginie