Longtemps, je n’ai rien vu.
Totalement accaparée depuis plus de vingt ans par le sujet de l’égalité professionnelle et salariale entre les femmes et les hommes, mon seul objectif était de travailler sur les diverses composantes expliquant les écarts de rémunérations entre les deux sexes. Soit environ 25% en moyenne brute annuelle, imputables aux différences de temps de travail, de statut, de secteur ou encore de métier. Restait ce mystérieux noyau dur de 5%, inexplicable par des caractéristiques observables connues et qu’il fallait traquer avec constance: le rôle des stéréotypes de sexe à la fois dans la pratique des employeurs et la rigidité des process mais aussi dans le sentiment d’illégitimité des femmes et dans leur répugnance à demander des augmentations de salaire.
Un “quart en moins” comme une normalité
Partout résonnaient comme un mantra, dans les formations proposées aux femmes en entreprise, des formules où leur manque d’audace était vilipendé: «Osez, osez, mesdames!». Le slogan se voulait mobilisateur mais s’avérait surtout culpabilisateur. Et l’histoire elle-même, jusqu’en 1946 qui a vu la fin du salaire féminin, faisait écho à ce quasi-destin du salaire des femmes, payées, selon la formule de l’économiste Rachel Silvera, «un quart en moins» que les hommes, au motif qu’entretenues par leur conjoint, leur salaire était considéré comme un salaire d’appoint. Ce « quart en moins » apparaît donc, hier comme aujourd’hui, la marque des femmes sur le marché du travail.
Et pendant ce temps, le rapport à l’argent dans la vie privée des femmes restait en dehors de ma vision. Je regardais mon livret A, le minimum vital d’épargne des fonctionnaires, avec un profond ennui, refusant toute perte de temps occasionnée par un rendez-vous avec mon conseiller bancaire.
Un jour pourtant, j’ai eu un déclic, grâce à la loi Rixain du 24 décembre 2021. Au départ, seule m’intéressait dans ce texte l’instauration de quotas dans les comités de direction et instances dirigeantes des entreprises, ainsi que l’élaboration d’indicateurs d’égalité dans l’enseignement supérieur. Que venait donc faire cette disposition créant l’obligation de verser le salaire sur un compte dont le salarié est détenteur ou codétenteur? En 2021, on pouvait donc encore verser le salaire d’une femme sur un compte bancaire qui ne lui appartenait pas… je tombais des nues.
Dix nuances de sexisme financier
Et puis ce fut une révélation, à la lecture du livre de Céline Bessières et Sibylle Gollac, Le Genre du capital, puis celui de Titiou Lecoq, Le couple et l’argent, avec sa merveilleuse métaphore à la vertu pédagogique imparable: dans la vie en couple, aux femmes le flux des dépenses quotidiennes périssables et éphémères, aux hommes le stock des dépenses durables. Dès lors, au moment du divorce, les femmes restent avec des pots de yaourt vides et les hommes partent avec la voiture. Des médias spécialisés sur le sujet comme ViveS Média, avec notamment son Baromètre annuel sur les femmes et l’argent, m’ont aussi ouvert les yeux. Je prenais conscience que les femmes étaient également des actrices économiques à part entière et que le ménage et le foyer constituaient souvent un cache sexe et un cache misère de leur pauvreté: investissement, divorce, héritage, impôts, le sexisme financier était partout et j’en analysais les dix nuances avec zèle.
Moins + moins + moins = une addition salée
Mais quelque chose résistait dans mon approche. J’avais l’impression de travailler sur deux axes différents, quasi parallèles, sans qu’ils se recoupent: celui de la sphère professionnelle et celui de la sphère privée. C’est alors que les chiffres se sont mis à faire écho entre ces deux mondes: d’un côté, plus de 20% d’écarts de rémunération entre les femmes et les hommes, de l’autre une perte de niveau de vie supérieure à 20% pour les femmes en cas de séparation ou de divorce (INSEE) contre 3% pour les hommes; à peine 30% de femmes parmi les investisseurs réguliers en Bourse contre 70% des hommes (AMF, 2022). Et chez ces (rares) investisseuses, le choix de produits financiers moins risqués, non pas tant en raison d’une soi-disant aversion au risque des femmes mais à cause de leur perception d’un avenir incertain. Quand on gagne moins d’argent comme fruit de son travail rémunéré, on épargne moins, on investit moins.
Ce « quart en moins » apparaît donc également comme la marque des femmes dans leur rapport personnel à l’argent, avec une sorte de continuum de leur infériorisation économique dans toutes les sphères de la vie. Et l’addition au bout du compte est salée: moins de patrimoine, moins de retraite.
Égalité salariale et égalité financière: deux jambes pour bien marcher
J’en suis convaincue: la seule façon de faire progresser l’émancipation économique des femmes est de traiter les deux piliers ensemble, égalité salariale et égalité financière tout au long de la vie – soit le rapport à l’épargne, l’investissement, l’impôt, l’héritage – pour éviter une émancipation au rabais. Le monde du travail doit considérer que les femmes salariées ne sont pas des femmes entretenues. Au contraire, compte tenu du taux de divorce actuel et du nombre de familles monoparentales, le salaire des femmes, loin d’être un salaire d’appoint, leur permet de se construire dans un écosystème voué, par ailleurs, à les appauvrir aux différentes étapes de leur vie. Tout formateur sur le sujet de la négociation salariale, au lieu de se focaliser sur une approche purement individuelle pour aider les femmes en entreprise à s’affirmer, devrait intégrer cette question systémique des deux piliers de l’émancipation économique des femmes.
Il ne s’agit pas de faire des femmes d’éternelles victimes. Il s’agit au contraire de leur faire prendre conscience des mécanismes collectifs qui les appauvrissent à chaque étape de leur vie et donc de les aider à réclamer l’égalité pleine et entière dans les salaires, avec toute la bonne conscience et la légitimité d’individus autonomes qui doivent gérer leur vie et celle de leurs enfants jusqu’à la mort.
Le pont entre sphère privée et sphère professionnelle est une nouvelle fois indispensable. Mais il demeure emprunté en sens unique, pour l’instant, par les femmes devenues aussi pourvoyeuses de revenus avec les difficultés que l’on sait. En revanche, la dépendance des hommes envers les femmes, pourvoyeuses gratuitement de soins, demeure quasi-totale: les deux tiers des activités parentales et 80% des tâches domestiques demeurent aux mains des femmes. Les hommes ne franchissent pas le pont, maintenant ainsi le poids des freins sexistes qui entravent les femmes.
Force est de constater que la double émancipation des femmes et des hommes n’est pas encore advenue.
J’ai découvert que l’argent, y compris dans l’intimité du couple, était comme aimanté vers le portefeuille des hommes. Il faut à tout prix parler argent au travail et dans le couple pour faire cesser ce «quart en moins». C’est la condition pour le réorienter équitablement en direction des femmes.