Je lis alors la tribune de Pauline Belenotti, médecin à Marseille. Fait rare dans le métier, elle y dénonce l’attitude fréquente de ceux parmi ses pairs qui ne prennent pas au sérieux la parole des femmes et leur assènent ce jugement agacé. Ce sont à la fois les mots et les maux des patientes qu’ils sous-estiment, aboutissant à un diagnostic erroné qui condamne les femmes à l’errance médicale.
Cette prise en charge dégradée des femmes par rapport aux hommes, c’est ce qu’on appelle le syndrome de Yentl. Et ce syndrome est le symptôme d’un malaise plus général.
Mais non, madame, vous faites juste une crise d’angoisse !
Nous sommes en 1904, en Europe de l’Est. La jeune Yentl refuse l’avenir tout tracé de femme au foyer à laquelle on la prédestine et étudie secrètement le Talmud, dont la lecture est interdite aux femmes. Pour intégrer une école religieuse juive, elle va oser se déguiser en garçon. Cette héroïne, au cœur de la nouvelle d’Isaac Bashevis Singer et incarnée à l’écran par Barbra Streisand, a inspiré en 1991 la cardiologue américaine Bernadine Healy qui reprend son prénom pour désigner l’inégalité de traitement qu’elle observe entre hommes et femmes : pour être bien soigné, mieux vaut être de sexe masculin. Dit autrement, pour les médecins, les hommes font des crises cardiaques, les femmes des crises d’angoisse : ce titre d’article paru dans Slate est l’illustration parfaite du syndrome de Yentl.
Comment expliquer ce syndrome ? La première raison, c’est que l’homme est le maître étalon des études médicales : parce que le corps de la femme est cyclique, il a été plus facile d’utiliser celui de l’homme pour réaliser des tests. Aux Assises de la Parité en juin 2023, la cardiologue au CHU de Brest et administratrice de la Fondation Cœur et Recherche Martine Gilard a raconté pourquoi : « Dans les années 1960, quand on faisait de la recherche clinique, on mettait des hommes et des femmes. Et puis il y a eu un problème avec le fœtus d’une femme enceinte. Depuis, il y a très peu de femmes dans les essais cliniques. Si la femme est ménopausée elle sera incluse. Pas si la femme est jeune car il faut faire un test de grossesse pour vérifier qu’elle n’est pas enceinte. Donc les données dont la science dispose sont masculines ». Voilà pourquoi les femmes peuvent être absentes des études sur les maladies les plus dangereuses pour elles.
La deuxième raison, c’est que certaines pathologies comme l’infarctus sont encore considérées comme des maladies masculines. « Les médecins estiment qu’une femme ne peut pas faire un infarctus quand elle a moins de 55 ans » poursuit Martine Gilard, car elle est protégée par ses œstrogènes jusqu’à la ménopause. Or, on assiste depuis peu à une masculinisation du mode de vie des femmes : consommation de tabac, hypertension, obésité. Aujourd’hui, « chez la femme, la maladie cardio-vasculaire constitue la première cause de mortalité, elle a cinq fois plus de risques de faire un infarctus qu’un cancer du sein » alerte la cardiologue. La conséquence pour les femmes de cette croyance en des maladies toujours « masculines », c’est qu’il y a « un retard de prise en charge par les médecins. Ils vont dire : non ça c’est pas possible, ça doit être autre chose, reposez-vous ! » conclut la spécialiste.
Dernière explication du syndrome : dans notre société patriarcale, la parole des femmes souffre d’un déficit de légitimité par rapport aux hommes. C’est ce que l’autrice américaine Mary Ann Sieghart a appelé « le fossé de l’autorité » dans son livre The Authority Gap. On peut prendre pour exemple les violences gynécologiques et obstétricales : en raison du caractère intouchable des médecins, et du peu de crédit qu’on accorde aux femmes, celles-ci n’ont longtemps pas été entendues, malgré leurs témoignages poignants parfois anciens comme celui de la chanteuse Lio en 1992.
Au travail aussi, la santé des femmes est mise en risque
De la même manière que les études médicales ont pris pour clé de voûte le corps masculin, de nombreux postes de travail et équipements de protection ont été conçus à partir des références anthropométriques d’un « homme moyen ». Le rapport du Sénat sur la santé des femmes au travail rendu public en juin 2023 en donne des exemples : les gants de protection utilisés par les soignantes ou les agentes d’entretien sont souvent trop grands, laissant passer les produits à l’intérieur. La hauteur des postes de travail, la taille des masques respiratoires ne sont pas non plus adaptées. La conception des lignes de montage dans l’industrie pose aussi problème en raison des différences de gabarit entre les femmes et les hommes.
La pénibilité a été définie selon les critères auxquels sont exposés les hommes, correspondant à des dangers visibles et engageant le pronostic vital. Les femmes sont affectées à des tâches souvent plus fines mais qui, par leur répétition, leur rythme ou les contraintes professionnelles dans lesquelles elles sont effectuées, peuvent être très nocives : 60% des personnes atteintes de troubles musculosquelettiques (TMS), la première maladie professionnelle depuis vingt ans, sont des femmes. Elles sont majoritairement exposées à des risques invisibles et silencieux, liés à une usure physique et psychique. Trois fois plus de signalements de souffrance psychique sont effectués par des femmes. Or, les politiques publiques de prévention comme de réparation ont été pensées pour les travailleurs masculins.
« Il y a des métiers à risques dont certains sont plus féminins : l’entretien, les esthéticiennes, les salons de coiffure, avec des niveaux d’exposition [à différents risques, par exemple des produits chimiques] beaucoup plus élevés pour les femmes » a alerté Yves Lévi, professeur émérite en santé publique et environnementale à l’université Paris-Saclay, lors des Assises de la parité 2023. Son diagnostic va dans le même sens que celui du rapport du Sénat, qui pointe quatre secteurs d’activité particulièrement exposés aux risques pour la santé : les professions du soin, du nettoyage, de la représentation (mannequins et hôtesses d’accueil) et de la grande distribution.
- Les femmes du soin (infirmières, aides à domicile, aides-soignantes) sont souvent confrontées au port répété de charges dépassant la norme autorisée de 25 kilos, soumises à des horaires atypiques, du travail de nuit, des exigences émotionnelles ou organisationnelles fortes. D’après une étude de l’Inserm, le travail de nuit représenterait 26% de risque supplémentaire de développer un cancer du sein.
- Concernant les professions du nettoyage, sept agents cancérogènes ont été repérés au sein des produits d’entretien couramment utilisés.
- Les métiers de la représentation sont marqués par une plus grande prévalence des risques psycho-sociaux (stress, conflits, violences), de la souffrance physique due aux conditions de travail et des troubles de l’alimentation.
- Dans le cas de la grande distribution, 60% des employées sont concernées par les TMS.
Le travail des femmes est aussi rendu plus éprouvant par les transformations du corps féminin, ses épreuves ou ses pathologies : règles, grossesses, PMA, fausses couches, endométriose, ménopause. Ne pas en tenir compte est problématique pour le bien-être au travail des femmes.
Sous pression, elles négligent leur santé
Savez-vous vraiment à quoi ressemble une vie de femme et de mère ? À ça : un électrocardiogramme qui s’emballe furieusement et matérialise le stress auquel est exposée une femme dans une journée. Il faut regarder cette campagne choc de la fondation Agir pour le cœur des femmes, menée par la cardiologue Claire Mounier-Véhier. Car le stress est la troisième cause d’infarctus : 200 femmes meurent chaque jour à la suite d’une maladie cardiovasculaire, informe le spot. Dans 8 cas sur 10, l’entrée dans la maladie pourrait être évitée grâce à une bonne hygiène de vie et un suivi médical régulier. Alors, que se passe-t-il ?
Il se passe que quatre femmes sur cinq déclarent négliger leur santé, selon une enquête Elabe pour l’association Axa Prévention publiée en septembre 2021. Elles repoussent à 77% le moment de consulter et à 70% ne se rendent chez le médecin que lorsqu’elles n’ont plus le choix. Seule 1 femme sur 2 effectue un suivi gynécologique régulier. Paradoxalement, elles ont une grande proximité avec le système de santé car elles prennent en charge celle de leurs proches avant la leur, pour 81% d’entre elles. 71% ne manqueraient jamais un rendez-vous médical pour leurs proches. Après le syndrome de Yentl, voici le syndrome de l’infirmière !
Si les femmes négligent leur santé, c’est aussi parce qu’elles ne savent pas vers qui se tourner. Lors des Rencontres de l’égalité économique et professionnelle consacrées au thème « (Ré)inventer la santé des femmes », organisées en mars dernier par la députée Marie-Pierre Rixain, Clémence Lejeune, la fondatrice de Sorella, des centres dédiés à la santé des femmes, a averti que « 32% des femmes sont anxieuses quand elles pensent à leur parcours de soin. Beaucoup ne savent pas vers quel professionnel s’orienter quand elles ont un problème ». Résultat ? « 60% des femmes abandonnent leur parcours de soin » regrette-t-elle. Mais loin de se résigner, elle a une solution à proposer…
De nouveaux espaces dédiés aux femmes
Créé en 2022 par Clémence Lejeune, Jeanne Theuret et Youssef Benhaddou et situé à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), Sorella est un centre de santé pluridisciplinaire réservé aux femmes, pour les accompagner dans toutes leurs phases de vie (puberté, maternité, ménopause) et problématiques associées, avec de multiples spécialistes : gynécologues, cardiologues, sages-femmes, kinésithérapeutes, psychologues, nutritionnistes etc. Des cours de sport sont aussi proposés. Dix mille patientes ont déjà pu être accueillies.
Même approche dans l’est de Paris, où j’ai visité le centre de santé Jeen dédié lui aussi aux femmes, près du quartier République. Ses fondatrices, la sage-femme Valentine Burucoa et la spécialiste de la gestion de projets en innovation Isabelle Verguin, m’ont dit avoir été inspirées par le modèle américain Tia care. Médecins généralistes, psys, doulas, gynécologues, chiropracteurs… Là aussi, l’offre de soins est multiple et complémentaire. Le lieu rassurant a été décoré dans des codes féminins qui permettent de se sentir tout de suite bien. Elles ont tenu à sélectionner les professionnels de santé en privilégiant leur capacité à se remettre en question, à offrir une pratique moins institutionnelle et hiérarchique à la fois dans le discours, les gestes et l’interaction avec la patiente. Et surtout, exit la blouse !
Autrement dit, deux safe spaces spécialisés, deux lieux garantis sans syndrome de Yentl !
Pour faciliter la prise en charge en santé des femmes, notamment celles qui se retrouvent en situation de vulnérabilité, la fondation Agir pour le cœur des femmes a elle aussi développé une solution innovante : le Bus du cœur des femmes les accueille pour un dépistage cardio-vasculaire et gynécologique gratuit sur inscription.
Voilà des initiatives innovantes qu’on aimerait voir se multiplier…
On a besoin des institutions... et de vous !
Dans leur rapport du 27 juin 2023, les sénatrices Laurence Rossignol, Laurence Cohen, Annick Jacquemet et Marie-Pierre Richer ont aussi émis des recommandations pour améliorer la santé des femmes. Elles conseillent de :
- Développer l’élaboration et l’exploitation de données sexuées sur la santé
- Faire de l’approche genrée un axe stratégique du prochain plan de santé au travail
- Faciliter la reconnaissance des cancers du sein et des ovaires en maladie professionnelle
- Prendre en charge l’endométriose et les pathologies menstruelles
Dans quelques jours, le 26 mai, ce sera la Fête des mères, et le 28 mai, la Journée internationale d’action pour la santé des femmes.
Mesdames, faites-vous un cadeau précieux : prenez le temps de prendre soin de vous. Pour que les autres nous écoutent, il faut savoir s’écouter soi-même et pourquoi pas… apprendre à se donner la priorité sans culpabiliser. Car tout commence par vous : prendre soin des autres et les aimer, ce sera tellement plus facile si vous êtes vous-même solide et en bonne santé. N’est-ce pas ?
Illustration : un grand merci à Marie Lemaistre et l’agence Fllow