Les filles d’un côté et les garçons de l’autre. À nous la corde à sauter, les chorégraphies et le poirier, à eux les courses endiablées, le foot et la balle au prisonnier. Et puis nous avons grandi. Et je n’ai plus jamais repensé à cette répartition genrée de nos activités. Jusqu’à ce que je découvre l’excellent documentaire de Nicole Abar, La conquête de l’espace.
On fabrique du handicap par amour
Dans ce film, l’ancienne internationale française de football décortique cette mécanique collective qui pousse les garçons à explorer l’espace et entrave la liberté de mouvement des filles. On y voit des enfants d’une dizaine d’années courir, lancer une balle ou slalomer entre des plots… et la différence est flagrante. Là où les garçons lancent leur corps tout entier dans le mouvement, les filles, elles, semblent retenir leurs gestes.
« Dès le plus jeune âge, on les entoure d’injonctions. Elles ne doivent pas se salir, ne pas tomber pour ne pas se faire mal. Avec nos regards, on leur fait comprendre qu’elles doivent limiter leur espace et leur motricité. On fabrique du handicap par amour », assène Nicole Abar. Au lieu de se fixer sur la ligne d’arrivée, les filles, qui veulent bien faire, se concentrent sur la course. Résultat : elles sont moins performantes que les garçons. Et on les entretient dans l’idée qu’elles ne sont pas faites pour le sport. |
Corps séduisants versus corps efficaces
Les inégalités se creusent avec l’âge. A l’arrivée de la puberté, le corps des filles se transforme. C’est d’ailleurs souvent à ce moment-là qu’elles décrochent des activités sportives. Parmi les 11-14 ans, elles sont 80% à ne pas atteindre les recommandations de l’OMS de 60 minutes d’activités physiques par jour. Contrairement aux garçons qui sont 66% à suivre cette même recommandation.
Celles qui font encore du sport se tournent vers des pratiques dites « féminines » qui exigent grâce, souplesse, élégance et esthétisme. Tandis qu’on les éloigne des activités qui développent la force, la puissance, l’affrontement ou la prise de risques. Le corps des filles ne doit surtout pas être trop musclé pour rester séduisant. Or le muscle, c’est ce qui permet de se forger un corps à soi. Un corps affranchi des normes, entraîné non pas pour plaire, mais formé pour exceller.
Cette expérience, Béatrice Barbusse a eu la chance de la faire très tôt. Sur les terrains de handball, elle a développé le goût de l’effort et la capacité à s’affirmer. « Il faut crier pour recevoir la balle. En tant que pivot, j’ai dû jouer des coudes au sens propre, pousser les autres. » Des compétences qu’elle a largement utilisées pour se faire une place dans le monde du travail. Sociologue du sport et vice-présidente déléguée de la Fédération française de handball, elle est aussi la seule femme en France à avoir présidé un club professionnel de handball ! « Je me rappelle d’une réunion avec 50 présidents de clubs, tous des hommes. Au moment de faire la photo, ils m’ont oubliée. J’ai dû les bousculer pour en être. Si je n’avais pas fait de hand, je n’aurais jamais osé. » |
Le corps comme outil "d’empuissancement"
Nicole Abar non plus n’aurait jamais osé fouler le terrain si l’entraîneur de la petite équipe locale n’avait pas insisté pour qu’elle participe, car il manquait un joueur pour engager l’équipe en compétition. « On t’appellera Nicolas au lieu de Nicole pour te faire une licence ! » Sur la pelouse, elle se découvre une agilité qu’elle n’aurait jamais soupçonnée. « Je captais tout, je courais vite et je marquais tous les buts », se souvient-elle. Dans sa tête résonne encore le bruit des applaudissements dans les tribunes et elle peut toujours sentir le goût si particulier de la victoire. Grâce au foot, la fille d’immigrés des quartiers populaires de Toulouse s’est forgé une solide confiance en elle. « Ça m’a donné du culot, une bonne dose d’agressivité et un goût du challenge. Des qualités essentielles pour aller négocier son salaire ou trouver sa place tout simplement », affirme-t-elle.
« On oublie de dire que beaucoup de grandes patronnes sont de grandes sportives! Regardez par exemple Christine Lagarde, nageuse accomplie », ajoute Brigitte Grésy. L’ancienne présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a participé à la rédaction du 3e livre blanc du collectif 2GAP (Gender & Governance Action Platform) qui réunit des réseaux de femmes des secteurs publics et privés. Son titre ? Femmes, sport et gouvernance. Alors que la France s’apprête à accueillir les JO d’été, 2GAP a voulu analyser la place des femmes dans la gouvernance du sport… et regarder aussi comment le sport peut les aider à accéder à la gouvernance. « Le sentiment de légitimité dans la vie tient à ce que notre corps soit aussi puissant qu’il peut l’être. Le sport nous apprend à nous tenir, à pousser la voix, à ancrer ses pieds au sol », résume Brigitte Grésy. Elle recommande surtout la pratique des sports collectifs qui « apprennent le jeu du succès et de l’échec qu’on va jouer toute notre vie ».
Car oui, le sport développe la persévérance. « Pour réussir une figure, il faut tomber une bonne centaine de fois », s’amuse Sophie Berthollet, skateuse et cofondatrice de l’association de skate féminine Realaxe. Si elle pratique le skate depuis des années, elle avoue avoir encore parfois « les jambes qui tremblent » quand elle débarque dans un skatepark. C’est pour « donner de la force aux femmes » qu’elle a créé son association. « Il faut travailler sans cesse la question de la légitimité », explique-t-elle. Dans la rue, ses jambes pleines de bleus font encore réagir les passants. Le skate, c’est un moyen de se réapproprier son corps mais surtout de conquérir l’espace. |
Planter des graines pour l’avenir
Mais comment faire pour aider les filles à se déployer dans l’espace ? Comment lutter contre ces stéréotypes sournois qui squattent nos esprits depuis des décennies ? « Il faut créer la mixité dans les activités le plus tôt possible. Dès la crèche, la maternelle ! » assure Nicole Abar. Avec son association Liberté aux joueuses, elle va dans les écoles encourager les petites filles à faire du sport. Elle aide aussi les professeurs à s’interroger sur leurs propres représentations et à veiller au quotidien à ce que les enfants partagent les mêmes activités, quel que soit leur sexe. Une approche menée sans jugement et dans la bienveillance.
Autre piste de travail et de réflexion, celle de l’encadrement du sport. « Le sport a été créé pour les hommes, par les hommes. Et les premières compétitions olympiques étaient interdites aux femmes », rappelle Julian Jappert, président du think tank Sport et Citoyenneté. Pas étonnant que 90% des dirigeants de club soient encore masculins. Et sur les 119 fédérations sportives nationales, seules 19 ont aujourd’hui une femme à leur tête. « Il faut faire de la pédagogie. Leur expliquer à quel point les filles passent à côté de compétences extraordinaires en se privant d’une pratique même amateur », dit Julian Jappert.
Il souligne aussi l’importance des rôles modèles. Ça tombe bien, les Jeux Olympiques 2024 de Paris seront les premiers à être entièrement paritaires. 5000 athlètes hommes et 5000 athlètes femmes qui planteront, on l’espère, des graines dans la tête des petites filles.
Illustration : un grand merci à Louise de Lavilletlesnuages