“Mesdames, vous êtes des pionnières”, lance l’historienne Michelle Perrot
L’histoire et la sociologie pour mieux comprendre où nous en sommes aujourd’hui, pour expliquer les inégalités économiques entre les femmes et les hommes. Quelle merveilleuse entrée en matière pour mettre à mal les poncifs éculés, les théories essentialistes encore trop prégnantes dans notre société : les femmes ont un problème intrinsèque avec l’argent et le pouvoir… Vraiment ? Le double chromosome X cache-il une arête qui rendrait toute personne de genre féminin allergique à l’ambition, à la recherche du profit, à l’investissement ? Mmm… Voyons voir.
« Mesdames, vous êtes des pionnières » lance Michelle Perrot au public. « L’argent et le travail sont des frontières que vous avez dû franchir progressivement ». Les femmes, nous rappelle-t-elle, ont toujours travaillé, mais longtemps sans contrepartie. Comprendre : les femmes ont beaucoup DONNÉ. Cette logique du don, il en sera question tout au long de l’après-midi. Le don comme accomplissement d’une vie (donner aux autres, à ses enfants, à ses collègues, à l’inconnu dans la rue) mais le don aussi comme obstacle majeur à l’émancipation des femmes car il alimente l’auto-censure en devenant son principal moteur : si je donne de bon coeur sans attendre de contrepartie, pourquoi réclamerais-je un salaire ? Ou une augmentation ? Ou une promotion ?
L’aînée de l’amphithéâtre fut précédée par deux autres doyennes : celle de l’école, Valérie Moatti, qui a rappelé sous les yeux ébahis du public qu’à une époque, les classes préparatoires étaient réservées aux seuls jeunes hommes, et que la plus grande école de commerce française, HEC, n’a fermé son ersatz féminin « HEC jeunes filles » qu’en… 1972 ! Pour mieux nous le prouver, Valérie Moatti demande à Joëlle Le Vourc’h, la toute première étudiante entrée à l’ESCP en 1970, de se lever. Et la salle de l’applaudir.
J’y vois plus qu’un clin d’œil : une invitation à célébrer les rôles modèles, ces héroïnes de l’histoire qu’on aimerait voir davantage dans les manuels scolaires.
"Assumez votre valeur, et surtout apprenez à la connaître », une urgence pour toutes les femmes
Après cette heureuse entrée en matière, les tables rondes s’enchaînent sur des thématiques qui font écho aux interrogations les plus fréquentes des lectrices de ViveS : parler d’argent est-il encore malvenu lorsqu’on est une femme ? Comment oser gagner de l’argent ?
Dans une salle majoritairement constituée d’indépendantes, il est logiquement question d’entrepreneuriat : comme le rappelle la thérapeute Simone Buche sous des rires entendus, finissons-en avec le fameux « oh je ne fais pas ça pour l’argent vous savez ! ».
« Assumez votre valeur, s’exclame-t-elle, et surtout apprenez à la connaître. »
Combien je « vaux » ? Voilà une question essentielle qui ne doit plus être tabou dans une société dont l’organisation repose sur la valeur marchande des biens… et des personnes. A quel prix suis-je prête à vendre ma force de travail, que je sois indépendante ou salariée ? En-dessous de quel montant je ne descendrai pas ? L’anticipation est clé, expliquent les intervenantes.
Connaître sa valeur, c’est aussi se confronter à l’extérieur, explique l’ancien dirigeant d’entreprise Gérald Karsenti qui invitait ses propres salariés à rencontrer régulièrement des chasseurs de tête pour mieux connaître la fourchette exacte de leur juste rémunération.
À propos de valeur, rappelle Laëtitia Vitaud, experte du travail et plume de ViveS, ne devrions-nous pas reconnaître davantage celles qui occupent les métiers les plus précaires et les moins bien rémunérés (auxiliaires de vie, infirmières, assistantes maternelles…) sous prétexte qu’ils relèvent, une fois encore, du « don » de soi ? Se projeter dans une société plus paritaire, c’est vouloir pour demain une meilleure reconnaissance de ces métiers, et à travers eux, de millions de femmes.
La meilleure des morning routines ? Muscler son audace
Pour oser, il faut de l’audace. Elle s’apprend aussi, rappelle l’entrepreneuse Catherine Barba. Pour muscler sa capacité à oser, il faut s’entraîner seule, à deux et en groupe, en demandant de l’aide à d’autres femmes plus expérimentées par exemple. Marie Eloy, présidente de l’association Femmes des Territoires et de la société Bouge ta boîte, a fait de cette sororité sa marque de fabrique.
Pour les salariées, les cas pratiques ne manquent pas : négocier un premier poste ou reprendre celui de son N+1 laissé vacant. Se convaincre que non, pour une fois, il ne sera pas attribué à Vincent, le collègue arrivé trois ans plus tôt et qui gagne curieusement 20% de plus que vous. Lui qui n’aura aucun problème à accepter cette promotion sans se demander : « Suis-je assez capé pour le job ? ».
Les femmes salariées ont encore trop souvent le syndrome de la « bonne élève », a martelé un peu plus tard à la tribune l’ancienne ministre de l’Égalité Elisabeth Moreno. Leur travers ? Faire beaucoup sans le faire savoir à leur hiérarchie, et notamment les réussites – art dans lequel excellent leurs homologues masculins, selon l’ancienne patronne de Lenovo France puis d’HP Afrique.
Ici encore, ces empêchements n’ont rien à voir avec la « nature » des équipes féminines qu’elle a elle-même dirigées, prétendument plus dociles et timides que les hommes. Non, il s’agit de la conséquence d’une éducation qui valorise davantage la parole et l’audace masculines (et ce dès l’école maternelle), qui apprend aux petites filles à rester sages et aux garçons à montrer leurs muscles.
Au cours de cet après-midi, il a aussi été question de virage professionnel à tout âge et de mixité dans les métiers. Emmanuelle Larroque, fondatrice de Social Builder, a surpris en indiquant que la moitié des postes dans le numérique (qui regroupe au moins 40 branches de métiers différents) sont occupés par des personnes reconverties, y compris des profils seniors. Autant d’opportunités professionnelles, pour créer les entreprises de demain, et y prendre la première place !
Soin, risque, argent… bientôt ils ne feront plus genre
Prendre soin de soi, et des autres, dans un monde professionnel plus attentif à l’équilibre vie professionnelle-vie privée, reste un défi. Jean-Denis Budin, fondateur du CREDIR, en sait quelque chose. Cet ancien dirigeant, victime de burn-out et qui a frôlé la mort, casse les idées reçues en évoquant ses propres fragilités pour mieux nous alerter. La seule personne à évoquer la santé mentale en cette journée fut donc un homme, démonstration que le « care » n’est pas que l’apanage des femmes.
Finalement, la notion de courage fut aussi beaucoup évoquée durant ces échanges. Même si, comme l’a rappelé justement Barbara Sessa (Mastercard) sous un tonnerre de bravos, les femmes ont toujours pris des risques. Simplement, la société les a souvent empêchées de les concrétiser, en leur martelant des stéréotypes qu’elles ont progressivement intériorisés, souligne Valentine de Lasteyrie, co-fondatrice de Sista, une association qui milite pour orienter davantage les financements des fonds vers les femmes entrepreneures et pour développer la diversité dans les équipes d’investissement et leurs portefeuilles.
Alors, oui osons, mais osons collectivement ! Femmes et hommes réuni.e.s, a insisté Gérald Karsenti.
Quant à moi, fils de fonctionnaires ayant toujours pris soin de ne jamais évoquer l’argent à table, je me suis identifié à toutes ces questions dites pourtant “féminines ». J’ai réalisé qu’il me fallait aussi dépasser nombre de biais liés à ce tabou ancestral ! Comme quoi ce n’est pas qu’une question de genre…
Osons l’éducation à l’argent, à l’entrepreneuriat et à la liberté des choix dès le plus jeune âge, pour résorber des inégalités encore trop ancrées et favoriser la mixité.
Osons aborder, directement dans l’entreprise, la question des promotions, des augmentations de salaire.
Osons apprécier notre juste valeur, mais aussi celle des autres.
Pour qu’un jour… Money, money, money, must be funny, in the rich man’s and woman’s world !*
Illustration : un grand merci à Lisa Gnaedig pour ses photos et à Nathalie Rousseau pour la création du visuel !
*Si jamais vous aviez échappé à la musique des années 70, c’est une chanson mythique de 1976 du groupe suédois Abba. Séance de rattrapage obligatoire par ici.