“ Pourquoi entretient-on cette idée que les femmes et l’argent, ça fait deux ? ”
Quand les ressources sont limitées, c’est aux femmes que l’on confie la gestion du budget. Au sein des couples de 35 à 49 ans, 2 femmes sur 3 disent gérer les comptes du foyer ! Non seulement elles sont moins dépensières, mais elles sont aussi meilleures dépensières : avec des dépenses contraintes plus importantes, elles gaspillent moins et sont plus prévoyantes.
Dans le monde du travail, elles sont majoritaires dans les postes de gestion de budget : 66 % des salariés de la profession comptable sont en effet des femmes. Même chose parmi les intendants de l’Éducation nationale (70 %). Bref, la gestion des flux et les tableaux comptables ne leur sont en rien étrangers. Au contraire ! Alors pourquoi entretient-on cette idée que les femmes et l’argent, ça fait deux ? Pourquoi les compétences de gestion des femmes sont-elles si dévalorisées ?
“ Elles font ce qu’il y a de plus difficile : composer avec des ressources limitées ”
Non, les femmes ne sont pas « nulles en argent » ! À certains égards, on peut même dire qu’elles font ce qu’il y a de plus difficile : composer avec des ressources limitées. Elles lèvent moins d’argent quand elles sont entrepreneures (2,5 fois moins que les hommes en moyenne) mais les entreprises qu’elles créent sont généralement plus rentables. Dans les foyers, elles sont plus nombreuses à « gérer la misère » : elles sont majoritaires parmi les chefs de familles monoparentales et s’occupent des comptes quand ça va mal.
Face aux difficultés, de nombreuses femmes sont particulièrement ingénieuses et débrouillardes : elles dénichent les « bons plans », elles achètent d’occasion, elles maîtrisent les démarches administratives pour obtenir toutes les aides possibles et elles optimisent la gestion de leur budget. En d’autres termes, leurs compétences de gestionnaire sont loin d’être faibles. Mais ces compétences sont trop souvent cantonnées à la « gestion de la misère », comme le dit la journaliste Lucile Quillet dans Le prix à payer, c’est « Madame PQ Monsieur Voiture » : les femmes ont en charge les dépenses liées au foyer et aux enfants tandis que les hommes gèrent le patrimoine et les dépenses exceptionnelles.
“ Les femmes gèrent le budget quand il y a peu d’argent, mais pas quand il y en a beaucoup ”
Dans beaucoup de métiers, les femmes sont nombreuses en bas de la pyramide mais nettement plus rares au sommet. C’est le cas dans les métiers de la comptabilité, où elles forment les deux tiers des effectifs mais seulement 26,4 % des experts-comptables inscrits au tableau de l’Ordre.
Idem dans les foyers au sommet de la pyramide sociale : les femmes sont rarement aux manettes des finances. Plus les foyers sont aisés, plus ce sont les hommes qui ont le monopole des connaissances patrimoniales et des relations avec les professionnels de gestion de fortune, ont montré les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac dans Le genre du capital (2020).
“ Les compétences budgétaires sont la base de tout ”
Pourtant, le budget est la première étape dans la constitution d’un patrimoine. Être rompu à l’exercice, c’est déterminant pour l’avenir !
Il y a au moins trois raisons pour lesquelles les compétences budgétaires sont la base de tout :
Un, cela permet d’éviter les frais énormes liés aux découverts bancaires et crédits à court terme.
Deux, cela permet de fiabiliser son épargne et sa capacité à investir.
Trois, c’est le moyen d’équilibrer les plaisirs immédiats et les gratifications pour plus tard.
Préparer son budget, c’est prévoir les revenus que l’on va percevoir et les dépenses ou charges que l’on va assumer. C’est un exercice continuel -et indispensable- qui consiste à faire asseoir à la table des négociations son moi présent et son moi futur.
On apprend à séparer les dépenses fixes (loyer, charges, téléphonie…) des dépenses variables (alimentation, habillement, loisirs…). On se rend compte que la part du revenu allouée au logement est majeure quand les revenus sont faibles, et cela force à réfléchir à comment épargner, comment investir, comment gagner plus peut-être ?
Beaucoup des difficultés financières auxquelles les femmes sont confrontées ne sont en rien liées à une prétendue nullité féminine en matière d’argent mais plutôt à une répartition inégalitaire des revenus et des dépenses au sein des foyers.
La bonne gestion du budget repose sur des compétences essentielles sur lesquelles les femmes ont une longueur d’avance. Elles devraient apprendre à le valoriser, car cela pourrait être un tremplin dans leur vie professionnelle et pourrait même bénéficier à l’avenir de la société.
“ Beaucoup d’entreprises sont confrontées à des casse-têtes dignes de ceux qu’affrontent les mères solos sans le sou ”
En effet, les compétences dévalorisées des « bonnes ménagères » pourraient bien être reconsidérées à leur juste valeur dans un monde de ressources limitées. On peut mettre en avant un argument écologique : puisque les femmes ont de meilleurs résultats avec moins de ressources, alors on pourrait rendre l’économie moins gourmande en ressources en donnant plus de pouvoir aux femmes ! C’est l’idée développée par l’économiste Linda Scott dans son livre The Double X Economy (2020), comme par certains mouvements écoféministes qui associent la lutte contre les inégalités de genre avec la lutte pour l’environnement.
Alors que les chaînes d’approvisionnement ont été mises en péril par la pandémie et le contexte géopolitique, beaucoup d’entreprises sont confrontées à des casse-têtes dignes de ceux qu’affrontent les mères solos sans le sou à la tête de familles nombreuses. Recycler, trouver des « bons plans », acheter d’occasion, économiser l’énergie et composer avec l’inflation, c’est le lot de nombreux professionnels depuis le début de la guerre en Ukraine !
Il y a aussi des secteurs où ces compétences sont valorisées depuis longtemps, notamment dans la grande distribution où les marges sont faibles et chaque centime compte.
“ Dans les contextes de crise, les femmes ont plus de chances d’être nommées à des postes à responsabilité ”
Parce que les femmes gèrent les crises du quotidien, ce n’est pas un hasard si on leur confie plus volontiers les rênes quand les choses vont mal. C’est parfois une opportunité pour elles, mais aussi un cadeau empoisonné car elles sont considérées comme responsables quand elles ne « gèrent » pas, y compris ce qui est ingérable. En 2004, Michelle K. Ryan et Alexander Haslam, deux Britanniques, ont examiné le lien entre la performance des entreprises cotées et la nomination de femmes au conseil d’administration et ont constaté quelque chose d’étonnant : quand ça va mal (crise, mauvais résultat, catastrophe…), les femmes ont plus de chances d’être nommées que quand tout va bien. Ils ont baptisé ce phénomène la « falaise de verre » (Glass Cliff), en écho au célèbre « plafond de verre ». Un exemple : quand Yahoo a entamé sa chute, on a mis Marissa Mayer à sa tête.
En somme, les compétences féminines en matière budgétaire sont valorisées dans les situations où il y a « mission impossible ». Or ces situations pourraient devenir plus courantes demain dans un contexte d’incertitude croissante et de crise économique. Les femmes seront-elles plus souvent gestionnaires à tous les niveaux des organisations à l’avenir en raison du phénomène de la falaise de verre et du réchauffement climatique ? C’est possible et même souhaitable. Préparons-nous donc à réussir nos prochaines missions impossibles, en espérant qu’on ne nous fasse bientôt plus devenir cheffes uniquement dans la tempête.
Illustration : un grand merci à Rokovoko
Source chiffre illustration : Association Femmes experts-comptables, e-book La Parité, page 22