Le prélèvement à la source : en théorie un outil pratique et juste
A priori, l’impôt sur le revenu est progressif, c’est-à-dire que son taux s’accroît à mesure que nos revenus augmentent. C’est donc un outil de redistribution des plus riches vers les moins aisés. Puisque les femmes sont globalement plus pauvres que les hommes, le caractère progressif de l’impôt a tendance à les favoriser. Sauf que… ce rééquilibrage n’est pas toujours au rendez-vous, notamment pour les couples mariés ou pacsés. En raison de la déclaration commune, celui qui gagne le moins est fortement défavorisé. Je vous explique pourquoi !
Depuis janvier 2019, nous sommes passés en France au prélèvement à la source, qui consiste à déduire l’impôt (prélevé chaque mois sur le bulletin de paie) avant le versement du revenu. A priori, cela présente des avantages : c’est automatique, étalé sur douze mois (plus indolore) et surtout, cela met fin aux décalages de trésorerie qui plombent les finances personnelles.
Chaque année, nous déclarons nos revenus de l’année passée à l’administration fiscale, qui détermine alors le taux de prélèvement qui s’appliquera en fonction des revenus, des personnes à charge, des dépenses qui permettent un crédit d’impôt, etc.
Lorsqu’on est en couple, l’impôt sur le revenu est basé sur la notion de conjugalisation de l’impôt (le fait qu’on fasse une déclaration commune). Pour la petite histoire, le fait de calculer l’impôt selon la composition du ménage (“conjugalisation” et “familiarisation”) est une spécificité française. La plupart des pays de l’OCDE ont un impôt ciblé sur l’individu. Cette particularité française, qui date de 1945, avait pour but de favoriser les couples mariés et d’encourager la natalité. Dans ce système, chaque adulte représente une part fiscale, le couple paye ses impôts comme un foyer unique, et les enfants à charge permettent de diminuer encore le taux d’imposition.
Le “pauvre” du couple voit ses revenus taxés davantage
Pour les couples où les deux ont des revenus équivalents, le “quotient conjugal” ne fait pas de différence. Mais pour les couples qui ont d’importants écarts de salaire, ce taux d’imposition est clairement avantageux pour le gros salaire, et défavorable pour le bas salaire. Quelqu’un qui gagne beaucoup mais est en couple avec une personne à petit revenu, verra son taux diminué. Inversement, la personne qui gagne peu aura un taux de prélèvement à la source supérieur à ce qu’il serait si elle n’était pas mariée.
Or d’après l’INSEE (2011), les femmes vivant en couple hétérosexuel ont perçu en moyenne un revenu annuel de 42 % inférieur à celui de leur conjoint. C’est ainsi que le taux d’imposition des hommes baisse de 13 points grâce au quotient conjugal tandis que le taux féminin augmente de 6 points. Le “pauvre” du couple (dans 75 % des cas, la femme) voit donc ses revenus taxés davantage qu’ils ne le seraient en l’absence de quotient conjugal, ce qui fait qu’il reste moins d’argent dans son porte-monnaie.
En bref, la conjugalisation de l’impôt favorise nettement les hommes. Elle « récompense » ceux qui ont une épouse qui travaille à temps partiel (ou pas du tout). Ce système, qui est un héritage du modèle patriarcal de l’homme pourvoyeur et de la femme au foyer ou au salaire d’appoint, encourage les inégalités dans le couple, qui n’ont plus raison d’être. Il a des effets anti-redistributifs puisque ce sont les plus aisés, soit 15 % des foyers, qui raflent 40 % des gains totaux. Il n’est donc pas étonnant que les féministes dénoncent depuis des décennies la conjugalisation de l’impôt et ses effets sur les inégalités de genre. On peut s’étonner que le président ait proposé en mars 2022 l’idée de l’étendre aux couples non mariés. S’agit-il de mieux récompenser les inégalités genrées dans tous les couples ?
Quel rapport avec le prélèvement à la source ? Il a tendance à aggraver les inégalités engendrées par la conjugalisation de l’impôt car il décide automatiquement de la répartition du paiement des impôts dans les couples. Avant, le foyer payait l’impôt sur le revenu en un bloc en s’arrangeant comme il pouvait. Maintenant, on prélève automatiquement davantage sur les revenus des femmes qui gagnent moins.
Taux personnalisé contre taux individualisé : le piège de l’option par défaut
Par défaut, le taux qui est appliqué pour le prélèvement à la source s’appelle « taux personnalisé ». Comme son nom ne l’indique pas, il s’agit du taux « conjugalisé » du foyer.
Il est possible de faire des démarches auprès de l’administration fiscale pour opter plutôt pour le « taux individualisé » qui prend en compte les revenus des deux conjoints et est différent pour chacun d’eux. La personne qui perçoit des revenus inférieurs paye alors ses impôts comme si elle n’était pas mariée ou pacsée.
Lorsqu’on ne souhaite pas que l’administration fiscale communique ses données personnelles à l’employeur, alors on peut choisir le « taux neutre » (« non personnalisé ») qui ne prend pas en compte la situation du foyer (ni les éventuels autres revenus) et ne correspond pas toujours à ce qui devra effectivement être payé.
Le fait que le taux personnalisé s’applique par défaut est problématique car peu de gens font l’effort de modifier une option présentée comme “normale” et peu entament des démarches pour en changer. L’option par défaut impose l’idée d’une norme. Juste avant sa mise en place en 2019, seules 7,6 % des personnes en couple avaient opté pour le taux individualisé.
Pourquoi ce n’est pas un détail
- Dans les couples aux revenus contrastés, l’argent économisé dans le foyer grâce au quotient conjugal n’est pas toujours redistribué. Seulement 59 % des couples actifs font pot commun (selon l’Insee). Dans de nombreux cas, les femmes aux revenus inférieurs paient davantage d’impôts qu’elles ne devraient, mais ne récupèrent rien des sommes ainsi gagnées dans le foyer. Elles pourraient instaurer le passage du couple à un taux individualisé, mais combien le savent, et combien osent le demander ? Et les conjoints plus aisés le proposent-ils ?
- En cas de séparation, le prélèvement sur le taux personnalisé ne bascule pas automatiquement vers le taux individualisé. Le changement doit être demandé par le couple, ou l’un de ses membres. Cette démarche, souvent faite par le plus bas salaire, aggrave les rancœurs et bras de fer financiers. C’est peut-être une raison d’y penser quand le couple va bien ?
- Les employeurs -qui ont connaissance du taux personnalisé- peuvent intégrer la notion de « salaire d’appoint » pour justifier de ne pas accorder d’augmentation. En théorie (c’est vrai dans les grandes entreprises), la confidentialité des informations qui figurent sur la fiche de paie des individus est protégée. Mais en pratique, notamment dans des petites structures, cette information est parfois connue du manager direct. Si la salariée a un taux personnalisé qui ne correspond pas à son niveau de revenu, on sait qu’elle a un conjoint plus aisé et qu’elle n’a donc « pas besoin » de gagner plus.
Comment agir ?
Il y a plusieurs choses que l’on peut entreprendre :
- Demander à l’administration fiscale de passer au taux individualisé ; on peut le faire sur son espace particulier sur Impots.gouv.fr, rubrique « Gérer mon prélèvement à la source ». A savoir, l’action sera appliquée d’office aux deux membres du couple. Il faut compter un délai de 3 mois environ pour que ce soit effectif.
- Négocier avec son conjoint une redistribution du “cadeau fiscal” qu’il a obtenu, en particulier lorsque chacun gère ses propres comptes et porte sa part des charges du ménage.
- Militer politiquement pour que le taux individualisé devienne l’option par défaut dans le prélèvement à la source.
Illustration : un grand merci à l’agence Rokovoko