La première fois que j’ai vu le film Le diable s’habille en Prada, j’avais une petite vingtaine d’années et le monde professionnel m’était encore inconnu. J’avais spontanément été subjuguée par le personnage de Miranda Priestly (interprété par la talentueuse Meryl Streep) pour son expertise fine de la mode et sa confiance en elle. J’avais également été touchée par la quête de l’identité professionnelle d’Andrea Sachs (incarnée par Anne Hathaway), passant notamment par un changement vestimentaire drastique, vêtements que j’aurais volontiers intégrés dans mon dressing !
A l’époque, je n’avais pas du tout conscience de la rivalité féminine qui pouvait sévir au sein du monde professionnel et qu’illustre cette comédie à succès. Mais qu’en est-il véritablement de cette rivalité entre femmes ? Est-ce un mythe ou une réalité dans nos écosystèmes de travail ?
“ Lorsque les femmes ont des comportements de harcèlement, elles s'en prennent majoritairement à d'autres femmes ”
Dans son livre Rivalité, nom féminin, Racha Belmehdi explique que cette rivalité féminine est bien réelle dans le monde du travail. Elle évoque ainsi différents témoignages de femmes, dont celui de Jennifer, alternante dans une grande entreprise de service public : « Ma responsable, qui m’a fait vivre un enfer, ne s’en prenait jamais à des hommes, uniquement aux femmes ». Comme Jennifer, je pense qu’on a très certainement toutes déjà vécu, entendu ou vu l’une des formes de la rivalité féminine. Ce comportement rejoint les résultats d’une étude américaine réalisée en 2021 du Workplace Bullying Institute – un organisme qui mesure le harcèlement au travail. Lorsque les femmes ont des comportements de harcèlement, elles s’en prennent majoritairement à d’autres femmes (65 % des cas).En lisant le livre de Racha Belmehdi, on retient que ces situations de rivalité sont exacerbées dans deux situations :
- Dans un monde professionnel constitué à majorité par des hommes
- Lorsqu’une femme obtient un poste à responsabilité dans un contexte où les hommes sont majoritaires.
Dans un monde où les hommes dominent, il s’agit de prendre la place, la seule et unique. Malheureusement, nous avons intériorisé que les places coûtent cher et qu’il n’y en a pas pour d’autres femmes. C’est ce que révèle une étude de l’Université du Maryland. Dans une organisation donnée, lorsqu’une femme prend un poste de dirigeante, les chances pour la suivante d’accéder à un niveau équivalent de responsabilités chutent de 50 %.
“ Ces dynamiques de rivalité sont souvent attribuées à tort à la nature intrinsèque des femmes, alors qu’elles sont liées aux conditions de travail ”
N’y aurait-il pas une explication plus pragmatique à ces rivalités féminines ? Il ne s’agit pas de les nier car celles-ci peuvent être toxiques, mais de comprendre les raisons de celles-ci et de voir qu’il existe également des entraides entre femmes dans le monde professionnel. Avant de rentrer dans le détail de cette analyse, il est important de souligner que cette rivalité ne s’explique pas par des traits psychologiques spécifiquement féminins qui engendreraient une propension à la dispute, à la jalousie ou à la mesquinerie chez les femmes. En d’autres termes, un gène féminin qui nous donnerait comme vocation celle d’aimer se crêper le chignon toute notre vie ! Non, la cause est ailleurs.
Pour les psychologues Kramer et Harris, ces comportements sont la conséquence de discriminations liées au genre dans le monde du travail. En raison des préjugés sexistes (les hommes seraient supérieurs aux femmes au niveau du leadership) et des « biais d’affinité » (le fait de donner des responsabilités à quelqu’un qui nous ressemble), les femmes ont peu de chance d’être nommées à des postes de pouvoir. Quand elles le sont, on attend des femmes qu’elles adoptent un style de management résolument masculin afin de s’identifier à des normes et valeurs dites « masculines », et de se distancer ou de se différencier de leurs pairs féminines. Il s’agit de ce qu’on appelle en sociologie la “prophétie auto-réalisatrice”, en d’autres termes lorsqu’un individu répond, dans son comportement, à ce que le stéréotype attend de lui, quitte à participer à le renforcer, car agir ainsi reste moins coûteux pour lui que d’imposer sa singularité, dans un contexte peu inclusif. Comme le dit la psychologue Annick Houël dans son livre Rivalités féminines au travail : L’influence de la relation mère-fille, « l’entreprise est marquée par une éviction symbolique du féminin, ce qui pousse les femmes à adopter une attitude virile pour se défendre ». Ces dynamiques de rivalité sont souvent attribuées à tort à la nature intrinsèque des femmes, alors qu’elles sont liées aux conditions de travail.
“ À chacune d’entre nous d’être attentive à nos comportements ”
À titre individuel comment agir face à ces comportements de défense ? La sororité serait-elle l’antidote face à ce système ? Trois réponses me semblent appropriées :
- On adopte la technique d’amplification avec ses collaboratrices : dès qu’une femme propose une idée, une autre femme répète son propos en précisant bien qui en était à l’origine. Les autres collaboratrices font de même jusqu’à ce que tout le monde ait bien identifié l’idée et son auteure.
- On fait du “woman-on-manterrupting” : dans Welcome to the Jungle, Lucile Quillet suggère que lorsqu’une femme se fait couper la parole par un homme en réunion, on peut lui apporter de l’aide et faire comprendre à ce monsieur que c’est chacun son tour !
- On œuvre pour la parité : en s’inscrivant dans l’annuaire Les Expertes. On n’oublie pas de penser aux inégalités salariales. On peut se lancer dans du mentorat. On échange et on s’entraide entre femmes, quels que soient notre poste et notre niveau de responsabilité.
Alors, à chacune d’entre nous d’être attentive à nos comportements, de créer plus de solidarité que de rivalité, et de développer des environnements professionnels bienveillants pour les femmes mais aussi pour les hommes. Et si comme moi, vous avez de nombreux exemples d’entraides et d’échanges entre femmes dans le milieu professionnel, valorisez-les et continuez à vous soutenir mutuellement. Je vous quitterai sur ce mantra de Nina Shaw qui résonne pour moi comme une formule magique :
« If you want to be a woman in power, then empower other women. »
« Si vous voulez être une femme au pouvoir, donnez du pouvoir aux autres femmes. »
Illustration : un grand merci à Rokovoko